Les Chouans : Épisodes des guerres de l’Ouest dans les Côtes-du-Nord/8

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VII



Première Restauration. — Les Cent Jours. — Ordre d’arrêter les anciens Chefs de la Chouannerie. — Poursuites contre M. de Kerigant. — M. de Courson de La Villevalio commandant en chef. — Affaire de La Malhoure. — Colonne mobile. — Combat de Saint-Gilles (18 juin 1815). — Deuxième Restauration. — La France sauvée du partage par les Bourbons. — La Monarchie et la Révolution.

Lorsque Napoléon disparut, la France éprouva un soulagement universel, une joie délirante, à laquelle s’associèrent tous les amis de la paix et de l’humanité. La patrie parut sortir du néant et reprendre une nouvelle vie. Quelle étrange et lamentable odyssée, en effet, avait été celle de la France, de 1789 à 1815 ! Cela ne ressemblait-il pas à un affreux cauchemar, interrompu par quelques légers repos ? Dans l’ivresse du premier moment, chacun crut à un bonheur sans mélange. Le despotisme était à son terme, on était délivré de Bonaparte !

La France revint à la vieille famille de ses Rois, dont la destinée semblait liée désormais à la sienne par une similitude de malheurs inouïs. Il était même logique de croire que les souvenirs des deux monstrueux gouvernements sous le joug desquels elle avait été courbée trop longtemps fortifierait[sic] ces liens et les lui rendrait[sic] plus chers.

Hélas ! il n’en fut rien, par le fait d’un prétendu parti libéral, composé d’anciens révolutionnaires et des bonapartistes. Au lieu de se modifier et de jouir paisiblement des libertés nécessaires sous un gouvernement bien disposé, ce parti se livra aux conspirations et s’appliqua chaque jour à tout entraver. En vain la Monarchie légitime donnait à la société une Constitution conforme à ses désirs, c’est-à-dire, la garantie de la liberté individuelle, l’égalité devant la loi et devant l’impôt, la libre accession de tous à tous les emplois, l’inamovibilité de la magistrature, le jury ; en vain elle rendit aux communes leurs biens, confisqués par l’Empire ; en vain elle leur laissa la libre disposition des octrois établis, afin de pourvoir à leurs besoins ; rien ne put apaiser les haines insensées de ce parti, dit libéral, qui n’a jamais compris la vraie liberté ; qui, par des calomnies, a inoculé à notre malheureuse nation un virus mortel[1].

Cependant la Restauration, nonobstant des difficultés inouïes, des trahisons auxquelles elle aurait dû peut-être s’attendre d’une génération si bouleversée, la Restauration, dis-je, se conduisit avec autant de sagesse et d’honnêteté que le comportait la situation.

Le pays allait redevenir florissant, lorsqu’une nouvelle tempête s’éleva et faillit l’engloutir. Bonaparte, fuyant l’exil de l’île d’Elbe, dans laquelle on l’avait relégué, débarqua en France le 1er mars 1815, avec le peloton d’honneur que les Souverains avaient cru devoir mettre à son service.

Sa marche sur Paris fut un triomphe : oubliant les maux dont cet homme avait accablé la nation, oubliant les flots de sang versés, oubliant ses serments, l’armée française, un maréchal de France en tête, passa à l’ennemi !…

L’histoire, la lamentable histoire de l’humanité ne fournit pas, je crois, un acte plus triste que celui-là. Le vieux Roi de France, trahi par ceux auxquels il s’était fié, se rappelant peut-être l’égorgement de Louis XVI, l’assassinat du duc d’Enghien, dut se réfugier à l’étranger, en Belgique.

Quant à Bonaparte, profitant de l’engouement d’une partie de la nation, il la relança dans la guerre, jusqu’à ce que mort s’ensuivît dans les plaines de Waterloo, où la France prouva une fois de plus son héroïsme sur les champs de bataille.

À la nouvelle du débarquement dans le golfe Juan et de la marche enthousiaste de Bonaparte sur Paris, le pays fut d’abord frappé de stupeur, puis consterné de retomber sous le joug : on s’agita de toutes parts dans les départements de l’Ouest, et l’on s’y prépara immédiatement à la plus énergique résistance, contrairement à ce qu’ont écrit des historiens de cette époque. Il fut convenu que la Vendée devait donner le signal ; mais les circonstances contrarient souvent les plans les mieux combinés. Il en fut ainsi dans les Côtes-du-Nord : un événement déplorable et fort inattendu vint hâter la prise d’armes, prévue, du reste : cet incident fut la mort violente du maire de Pommerit-le-Vicomte, canton de Tréguier, dont les auteurs furent quelques royalistes exaspérés par les provocations incessantes des anciens révolutionnaires, devenus naturellement d’effrénés bonapartistes.

Ce maire, dont je désapprouve énergiquement le meurtre, fut à la fois imprudent et déraisonnable ; ses menaces continuelles, ses persécutions s’adressaient à des hommes d’autant plus dignes d’égards qu’ils avaient vu périr les leurs, égorgés, sans jugement, sous les coups des révolutionnaires ; ils avaient été jadis dépouillés de leurs biens, privés de situations importantes ; l’un d’eux, dans son enfance, avait même été placé, par un raffinement de cruauté, sous la guillotine, afin de l’inonder du sang de sa mère, lâchement assassinée[2] : son mari était émigré, elle avait donné asile à des prêtres non assermentés, et cela avait suffi aux tyrans de l’époque pour la livrer au bourreau. Peut-on être surpris, en présence des menaces d’un agent de l’autorité révolutionnaire, peut-être héritier des persécuteurs de leurs familles, que la violence de quelques-uns n’ait plus connu de bornes ?… Non, il faut bien l’avouer, tout en plaignant les victimes, cela ne saurait étonner.

Ce sang répandu dans les premiers jours de mars 1815, je crois, détermina des représailles aussi imprudentes, aussi fâcheuses que le meurtre regrettable dont je viens de parler. En effet, à cette nouvelle, l’autorité départementale, s’abandonnant à une frayeur exagérée, aggrava la situation. Il suffisait de poursuivre les auteurs du meurtre et de les faire juger, ce qui, du reste, eut lieu sous la seconde Restauration ; si mes souvenirs ne me trompent pas, ils furent alors acquittés par le jury. Au lieu d’agir ainsi, l’autorité commit un acte de colère, en faveur duquel on ne saurait invoquer la moindre circonstance atténuante. Sans mandat de justice, obéissant uniquement à un sentiment de vengeance aveugle, elle ordonna, en vertu de prétendus pouvoirs discrétionnaires, d’arrêter, « morts ou vifs, »[sic] MM. de Courson de La Villevalio, Le Nepvou de Carfort et Garnier de Kerigant, les survivants de l’ancienne Chouannerie jouissant d’une notoriété particulière. Tous les trois, il est vrai, anciens chefs royalistes, avaient d’autant plus conservé d’influence sur les masses que rien n’avait pu altérer leur fidélité aux principes sociaux et monarchiques.

Si l’on savait cela, on savait aussi que rien, absolument rien ne justifiait les mesures arbitraires et tyranniques dont ils furent l’objet. Dès la fin de mars ou les premiers jours d’avril, je le suppose, ils durent être poursuivis et traqués, comme s’ils eussent été les criminels les plus dangereux. Je viens de dire : je le suppose, et, en effet, ma famille ayant obtenu pour moi une bourse à l’École Militaire de La Flèche, ma mère m’y avait conduit vers la fin de février 1815. Le retour de Bonaparte étant survenu avant mon installation définitive à l’École, ma mère, malgré les avertissements, les menaces mêmes du nouveau commandant de l’établissement, ne voulut pas m’y laisser et revint avec moi.

Arrivés un samedi soir à Saint-Brieuc, nous pûmes voir et lire le lendemain dimanche, au sortir de la messe de neuf heures, à la porte de l’église cathédrale, une affiche invitant la force publique et tous les citoyens à arrêter mon père et ses deux amis, « morts ou vifs, »[sic] ces deux mots y étaient bien inscrits. Nous lûmes, je le répète, ma mère et moi, cette affiche au milieu d’un groupe où nous étions absolument inconnus. Pourquoi ces violences ? Est-ce que ces Messieurs pouvaient être responsables du malheur dont Pommerit-le-Vicomte avait été le théâtre ? Qu’avait fait mon père ? Depuis quinze ans il vivait soumis aux lois, sans avoir jamais donné lieu à aucun reproche.

Ma mère se hâta de regagner notre demeure. En y arrivant, elle apprit aussitôt que mon père, retiré à Kerigant, avait été prévenu et se trouvait en sûreté. Cependant, quelques jours après mon retour, l’autorité révolutionnaire, ne sachant jamais s’arrêter dans la tyrannie, avertit ma famille que si elle ne me reconduisait à La Flèche, j’y serais ramené de brigade en brigade. Ma mère alors m’envoya, secrètement, pensionnaire à une petite école située dans l’intérieur du pays, commune de Saint-Caradec, arrondissement de Loudéac, à très peu de distance du bourg du Quilio, canton d’Uzel, où habitait un de mes oncles.

À partir de ce moment, mon père, sans quitter précisément Kerigant, se tint sur ses gardes ; il était persuadé qu’on ne pourrait l’y surprendre. Je possède une lettre de lui, adressée à cette époque à la femme d’un honorable négociant de Saint-Brieuc, Mme Jouannin, née Robinot de La Lande, très connue de ma famille avant son mariage, alors que son père, armateur au Légué, jouissait d’une fortune considérable. L’extrait suivant de cette lettre établit parfaitement la situation faite à mon père :


« Kerigant, le 26 avril 1815.

  » Madame et amie,

» Je vous prie de vouloir bien m’envoyer une aune un quart de drap gris pour faire une veste, un gilet et un pantalon. Le temps et les circonstances pressent. Je suis poursuivi par les gendarmes, je ne sais pourquoi. Il paraît qu’on m’en veut plus qu’à tout autre, etc., etc. »


Pendant que j’étais en pension à Trébinot, au milieu d’une famille excellente, la famille Leroux, dont j’ai conservé le meilleur souvenir, il m’arriva une aventure se rattachant parfaitement à mon récit et prouvant une fois de plus la violence constante des révolutionnaires.

Le fait que je vais raconter se passa peu de temps après l’envoi de la lettre précitée, car mon père était vêtu de ce drap demandé à Mme Jouannin.

Si l’attaque contre les royalistes était commencée, la résistance ne l’était pas encore. Je venais tous les jeudis de Trébinot chez mon oncle, dont la maison, située à l’extrémité Ouest du bourg du Quilio, était entre cour et jardin. Un jour, je venais d’entrer dans la cour, devant la maison ; un homme que je ne reconnus pas, la tête couverte d’un chapeau de paysan, à larges bords, portant un fusil en bandoulière, ayant à la ceinture des pistolets à canons de cuivre, que j’ai conservés, pénétra par une porte du côté levant de cette cour, la traversa en passant devant moi, et me dit, en se dirigeant vers un tas de fagots : « Jetez des fagots sur moi, »[sic] ce que je fis sans reconnaître mon père et sans me rendre compte de cet acte insolite[3].

J’entrai ensuite chez mon oncle, qui, m’aimant beaucoup, m’embrassa avec effusion. Cet oncle n’était pas marié, il avait la goutte ce jour-là et ne pouvait quitter son fauteuil : on me débarrassa de mon petit bagage ; on me servit des fruits et du lait ; j’oubliai la scène étrange de l’inconnu sous les fagots et n’en dis pas un mot.

Une demi-heure environ après, je fus cruellement ramené à la réalité : des gendarmes et des fédérés envahirent la maison de mon oncle.

Voici ce qui était arrivé :

Mon père, contre son attente, surpris à Kerigant, s’était hâté de prendre la fuite, et n’avait cessé d’être relancé, à travers champs, pendant près de trois lieues, par quelques fédérés. Les gendarmes, à cheval, furent contraints de suivre des chemins impraticables. Dans cette poursuite acharnée par de jeunes hommes contre un homme alors âgé de plus de cinquante ans, il fallut toute la force physique dont mon père était doué pour échapper au danger. Toutefois, l’impatience des agresseurs l’emportant, ils tirèrent sur mon père au moment où il franchissait un talus. Cette attaque s’étant renouvelée, mon père finit par riposter et blessa, heureusement pour lui, un des assaillants, ce qui ralentit la marche des autres, lui permit de se soustraire à leur vue et d’arriver, à bout de forces, dans la cour de son beau-frère.

Cependant, le chef de la colonne étant entré chez mon oncle, toujours cloué sur son fauteuil, lui déclara qu’il venait arrêter M. de Kerigant, caché, dit-il, chez lui.

Mon oncle, on ne peut plus surpris, affirma sur l’honneur n’avoir pas vu son beau-frère ; d’ailleurs, ajouta-t-il, vous pouvez visiter la maison.

Le ton d’assurance de mon oncle et sa loyauté bien connue ayant persuadé l’officier commandant que le fugitif avait passé outre, il partit immédiatement avec son monde pour tâcher de retrouver ses traces. Pour moi, je fus tellement saisi qu’aussitôt la troupe absente, j’éprouvai une sorte de défaillance, suivie de la fièvre, et j’expliquai à grande peine la curieuse aventure.

Quant à mon père, après avoir pris un peu de repos, de la nourriture et du vin, dans un pavillon du jardin, il retourna à Kerigant, où, le lendemain, il n’eût pas été prudent à la colonne de s’aventurer.

Voilà donc la guerre civile recommencée ! Par la faute de qui ? Par l’imprudence des uns et le manque de sang-froid des autres. Les historiens en chambre, que Paris tient toujours en réserve pour tous les événements, ont écrit et répété que les soulèvements de l’Ouest n’avaient eu lieu, en grande partie, qu’après la funeste et terrible bataille de Waterloo[4], et, naturellement, ils ont traité les royalistes d’insurgés, ils ont applaudi à la trahison de l’infortuné maréchal Ney. Ce qui précède prouve suffisamment le patriotisme de ces prétendus insurgés repoussant l’invasion d’un révolté, et dont les détracteurs étaient non-seulement mal instruits, mais connaissaient fort peu les convictions et le caractère des populations bretonnes.

Le soulèvement de la Vendée et des provinces de l’Ouest eut lieu aussitôt l’entrée de Bonaparte à Paris. Les hostilités ne commencèrent peut-être pas immédiatement, car il fallut un certain temps pour s’entendre et se procurer des armes et des munitions. Les premiers champions du parti royaliste, obligés de se cacher, furent bientôt rejoints par leurs amis et les partisans de la Monarchie. Le nombre des défenseurs de la Royauté augmenta d’autant plus promptement que Bonaparte, aussitôt son entrée dans la capitale, le 20 mars, fit paraître un décret par lequel il appelait sous les drapeaux tous les anciens soldats et les hommes valides de vingt à quarante ans, et leur ordonnait de se rendre au chef-lieu de département pour passer devant un conseil de révision.

M. de Courson de La Villevalio fut nommé, le 28 avril, commandant du département des Côtes-du-Nord, au nom du Roi, par M. de Sol de Grissole, maréchal-de-camp, commandant l’armée royale de Bretagne, ayant sous ses ordres, comme commissaires extraordinaires, MM. de Marigny et de La Boissière, maréchaux de camp. Il fit connaître sa nomination par tous les moyens de publicité dont il disposait, ce qui n’empêcha pas les rivalités et les divisions si funestes d’autrefois de se reproduire[5]. En effet, des hommes dont l’autorité bonapartiste, dans ses proscriptions, ne s’était nullement préoccupée, profitèrent des circonstances pour réunir autour d’eux des partisans courageux et dévoués, et ils en prirent le commandement, sans autre titre que celui dont ils se décoraient, agissant comme s’ils avaient eu l’initiative du mouvement, comme s’ils avaient ignoré la nomination d’un chef unique.

M. de Courson de La Villevalio, membre d’une très ancienne famille bretonne, avait figuré, bien que jeune encore, dans la première Chouannerie, notamment au combat meurtrier de Tréglamus, près de Guingamp. C’était un homme fort honorable, très aimé, intelligent, d’un caractère froid, attaché à ses devoirs, sans ambition ; manquant peut-être un peu d’initiative, il avait, en revanche, des qualités très précieuses, et certainement il était digne du commandement confié à sa loyauté, à son énergie. Pendant cette guerre des Cent Jours, il fut d’une grande prudence ; il sut inspirer non-seulement de la confiance à la nouvelle armée royaliste, mais aussi à ceux qui, n’ayant pu le rejoindre, lui fournirent les ressources nécessaires pour soutenir la guerre. Se sachant à la tête d’hommes appartenant aux principales familles du pays, il sut toujours modérer leur ardeur et combattre seulement quand il y était forcé par les violences des colonnes de fédérés, qui, à l’exemple de leurs devanciers, se livraient à tous les excès. Mais ces colonnes ne tardèrent pas à s’apercevoir que les temps étaient changés, et à voir que l’on était résolu à ne pas les laisser faire.

La petite ville de Quintin fournit à elle seule un peloton d’élite à la troupe de M. de Courson. Les premiers accourus furent MM. Garnier de Kerigant, père et fils ; Le Nepvou de Carfort ; Joseph Le Frotter et Honorat, son frère ; J.-M. Le Gonidec de Kerhalic ; Andrieux, Pierre ; Olivier Lucas ; Réault de Villeneuve, ancien officier de marine ; Toussaint et Honoré de La Villeauroy ; de Keridec ; de L’Aulnay (Théodore) ; Le Borgne de La Tour ; Mathurin et Julien Lestout ; Fraval du Pinquer, ancien garde d’honneur ; Legrand, François ; Gautier, Pierre ; de Rocquefeuille, ancien garde d’honneur ; Plevin, Pierre ; de La Villéon ; Ropert, François, ancien garde d’honneur ; Tardivel, Jacques ; Coroller ; Gorin, Yves ; Thierry-Kergut, Gérard ; Dupont, Joseph ; Bresto ; Paul et François Hamon de Kergof.

À ce noyau se joignirent bientôt Le Helloco, Yves, ancien chef de canton, avec ses cinq fils ; de Normeny ; de La Guyomarais ; Aimé de Lourmel et son frère du Hourmelin, amenant un peloton entier ; cinq membres de la famille de Courson ; les deux jeunes Le Gualès et leur père ; de Carcaradec, Émile ; de Rosmorduc, père et fils ; de Kermartin ; de La Noue, père et fils ; de Keranflech ; comte Troplong du Rumain, père et fils ; Taupin ; Le Cozanet ; le vicomte Henri de Tréveneuc[6], qui, sous sa tunique de drap vert et son chapeau à la Henri IV, avait le plus grand air et rappelait ses vaillants ancêtres.

Tous ces volontaires et d’autres dont je ne peux donner les noms amenèrent chacun quelques hommes qui ne tardèrent pas à prouver leur résolution de suivre les principes d’humanité et d’honneur de leurs pères ; ils étaient aussi parfaitement déterminés à réfréner les excès et à ne pas en laisser d’impunis.

Cependant, les armes et les munitions manquant, l’armée royaliste se rapprocha des côtes pour favoriser des débarquements ; ils eurent lieu sur plusieurs points.

À la suite de l’un de ces mouvements, la troupe de M. de Courson eut une première rencontre avec une colonne de fédérés qui, voulant lui couper le chemin du port de Dahouët, s’était retranchée dans le cimetière du bourg de La Malhoure, près de Lamballe[7].

Elle fut vite débusquée et forcée à une retraite précipitée, avec une perte de quelques hommes. M. Théodore Muret, page 517, t. V de son ouvrage des Guerres de l’Ouest, a fait honneur de cette petite affaire à la division de Dinan : c’est une erreur. La division de Dinan, il est vrai, se trouva à La Malhoure ou auprès ; mais, ayant appris l’approche de la division de Courson, elle s’éloigna sans se joindre à celle-ci et sans attaquer la colonne des fédérés, cela est certain.

Quels furent les motifs déterminants de ce mouvement ? J’en ai entendu diversement parler : à la réflexion, il m’a paru très probable que le chef de cette division, se trouvant dans une fausse position vis-à-vis de M. de Courson, commandant en chef, préféra s’éloigner, le pouvant faire sans que l’on fût en droit de lui adresser des reproches. Cependant, il encourut une grave responsabilité, car si la colonne de M. de Courson, au lieu d’avoir l’avantage dans cette rencontre, avait éprouvé un échec, cet échec lui aurait évidemment été imputé.

Si ces deux fractions du parti royaliste avaient pu être réunies, composées comme elles l’étaient d’hommes d’élite, dévoués et bien armés, il est très sûr que cette petite armée eût été bientôt maîtresse du département, alors dépourvu de troupes, et où l’on était généralement indigné des derniers événements[8].

L’affaire de La Malhoure ayant donné l’éveil à l’Autorité départementale, celle-ci fit tous les efforts possibles pour exciter l’enthousiasme et soulever les passions révolutionnaires en faveur d’un homme que chacun, au fond de sa conscience, reconnaissait comme l’auteur des maux du pays. Toutes les villes où paraissait dominer l’opinion bonapartiste furent invitées à former des colonnes mobiles pour seconder les gardes nationales. Celle du chef-lieu du département fut composée de fédérés volontaires, de deux compagnies de douaniers, auxquels furent joints quelques vétérans et la gendarmerie, nombreuse dans ce moment à Saint-Brieuc.

Lorsque cette troupe, formée d’hommes presque tous aguerris, fut tout-à-fait organisée, elle entra en campagne dans les premiers jours de juin. Elle fit d’abord des sorties autour de Saint-Brieuc, comme pour s’assurer du terrain et connaître la position des royalistes, qui, chaque jour, du reste, changeaient de campement, dépistant ainsi les espions de l’Autorité révolutionnaire et se procurant des vivres.

La colonne mobile occupait, le 18 juin, au matin, le bourg de Plaintel, canton de Plœuc. Les royalistes, de leur côté, étaient arrivés, la veille au soir, au château de Saint-Quihouët, même commune, à trois kilomètres environ du bourg. Presque tous les hommes valides de Plaintel se trouvant dans les rangs royalistes, et la plupart des jeunes gens de vingt ans étant réfractaires, les fédérés traitèrent la commune et le bourg en pays ennemi : ils y commirent toutes sortes d’exactions, de pillages et d’infamies. Après avoir dévalisé les maisons, insulté les femmes, qui se hâtèrent de fuir, ils s’en prirent à Dieu : ils entrèrent dans l’église et s’y livrèrent à des incongruités ignobles. Ce fut le renouvellement des scènes sacrilèges et stupides de la Terreur.

Cette colonne, rappelant les colonnes infernales de jadis, confiante dans son nombre et sachant à peu près les forces dont pouvaient disposer les royalistes, crut, dans son audace et son imprévoyance, que l’on n’oserait jamais l’attaquer. Cependant, les habitants de Plaintel, informés de la présence des royalistes au milieu d’eux, se réfugièrent en grand nombre à leur campement et y excitèrent l’indignation. L’armée n’était plus là pour protéger les nouveaux terroristes ; livrés à leurs propres forces, ils étaient en face des royalistes. Ceux-ci insistèrent près de leurs chefs pour une attaque immédiate contre la colonne des fédérés. À midi, les royalistes quittèrent Saint-Quihouët et allèrent s’embusquer sur le grand chemin de Saint-Brieuc à Quintin, en un lieu dit la Croix-Dolo, par où devait nécessairement passer la colonne mobile pour retourner au chef-lieu départemental. C’était un peu au-dessus du village de Saint-Gilles, à l’Est, derrière une maison isolée au pignon de laquelle se trouve un chemin conduisant à Saint-Quihouët, et une croix en pierre représentant un baron de Quintin aux pieds d’un évêque de Saint-Brieuc. Les ordres précis étaient de tirer seulement lorsque la tête de la colonne aurait dépassé l’embuscade. Une demi-heure à peine s’était écoulée, les dernières dispositions étaient prises, lorsqu’on annonça l’arrivée de la colonne mobile débouchant sur le grand chemin, à environ sept à huit cents mètres du lieu de l’embuscade.

Les fédérés, aussitôt sortis des chemins de traverse de Plaintel (la route actuelle n’existait pas), se formèrent en colonne par peloton et s’avancèrent dans la direction de Saint-Brieuc, précédés d’une avant-garde.

Un impatient étourdi, apercevant cette avant-garde, tira sur elle, malgré la consigne, et donna ainsi une alarme qui aurait pu être très funeste à la troupe royaliste, si elle avait été moins bien composée.

Ayant riposté et tué l’imprudent tireur manquant à la consigne, l’avant-garde des fédérés se replia sans avoir bien reconnu l’embuscade. Arrêtée par ce mouvement, la colonne se groupa en désordre dans le village de Saint-Gilles et près de la chapelle.

Les royalistes, voyant leur premier plan manqué, se déployèrent aussitôt en tirailleurs, entourèrent la colonne, puis l’attaquèrent pendant qu’elle se massait dans un étroit espace, derrière la chapelle, et lui tuèrent un certain nombre d’hommes. Se voyant décimés par un ennemi caché derrière les haies, les fédérés perdirent toute assurance, la confusion s’accentua de plus en plus, beaucoup d’entre eux prirent la fuite, protégés toutefois par les deux compagnies de douaniers et de vétérans qui regagnèrent le grand chemin en gardant constamment leurs rangs et en combattant avec courage. Ils furent poursuivis à une distance de plus de six kilomètres, et une quinzaine d’hommes environ furent tués, assure-t-on.

Les royalistes eurent un seul homme tué, mais un grand nombre de blessés. Parmi ces derniers j’en ai connu un du nom de Gouëzigou, appartenant à la commune du Bodéo ; il avait reçu vingt et quelques coups de baïonnettes, dont l’un avait traversé la tête au-dessous des oreilles ; il a vécu encore de longues années après.

Pendant le combat, mon père en était venu aux mains, dans le petit chemin de la Croix-Dolo, avec un gendarme qui, plus jeune que lui, lui aurait fait sans doute un mauvais parti, si une balle n’avait mis fin à la lutte en frappant mortellement ce pauvre soldat. Circonstance singulière, ce gendarme fut soigné, à ses derniers moments, par ma mère, qui, ne soupçonnant pas ce qui allait arriver, se rendait à cheval à Saint-Brieuc avec une domestique. Celle-ci eut aussi sa part de la bataille, elle reçut une balle dans ses cheveux relevés au-dessus du cou[9].

Après ce combat de Saint-Gilles, occasionné très certainement par la faute des fédérés, les royalistes, le soir même, se retirèrent dans un lieu de la même commune, appelé Cartrevaux.

Ils étaient loin de supposer, certes, à la fin de cette journée glorieuse pour eux, que ce même jour, à la même heure, une grande et décisive bataille était livrée et allait enfin mettre un terme à la guerre. La terrible bataille de Waterloo eut lieu le 18 juin 1815.

Le lendemain du combat de Saint-Gilles, les royalistes non blessés se dirigèrent du côté du port de Dahouët, pour recevoir un chargement d’armes ; leur nombre ayant triplé, ils avaient besoin de munitions et d’objets d’équipement.

Une petite colonne de marins, venant d’Erquy, voulut s’opposer à ce débarquement ; mais M. le comte de Lourmel du Hourmelin, l’un des officiers montés[10], alla vers eux en parlementaire et fit facilement comprendre à ces marins, de lui connus en partie, que, vu leur petit nombre, ils ne pouvaient, sans une insigne imprudence, songer à entraver ce débarquement. Ils retournèrent donc à Erquy, et les royalistes, après avoir réquisitionné les voitures nécessaires, regagnèrent leur campement ordinaire. Ils y stationnèrent seulement quelques jours, jusqu’au moment où l’on apprit la perte de la bataille de Waterloo, et de là ils vinrent en garnison à Quintin, où on les reçut avec enthousiasme.

Telle fut la prise d’armes des Cent Jours dans les Côtes-du-Nord.

Dans cette partie de mon récit, comme dans les autres, j’ai tenu à me renfermer dans les limites de mon travail, sans aborder les faits généraux de l’histoire correspondante.

Le général Bigarré, qui commandait la division militaire, ne supposant pas que le soulèvement dans les Côtes-du-Nord pût être sérieux, avait emmené avec lui dans le Morbihan le peu de troupes dont il pouvait disposer. Les événements qui suivirent la bataille de Waterloo mirent heureusement un terme à la guerre, et rendirent à la France la dynastie de ses anciens Rois.

Quelques écrivains de mauvaise foi prétendent que les Bourbons sont revenus « dans les fourgons de l’étranger. »[sic] Cette calomnie odieuse a été propagée sans relâche par les révolutionnaires et les bonapartistes, qui, seuls, ont été cependant la cause du démembrement de la France en 1815.

La France, vaincue et humiliée par les ennemis de Bonaparte, fut alors trop heureuse de voir les Bourbons s’interposer entre elle et les nations coalisées. Il faut dire, pour être vrai, que l’intervention de la Royauté héréditaire, qui avait fondé la France, l’a sauvée du partage et lui a conservé son ancien territoire, celui de 1789.

En saluant avec bonheur le retour de ses Rois, mon père ne fut guidé par aucun intérêt personnel ; car il n’eut jamais la moindre pension ni la plus légère indemnité ; il fut simplement nommé, en 1816, chevalier de Saint-Louis.

Qu’il me soit permis, en terminant, de rendre un dernier hommage à mes loyaux et courageux parents, et de dire que, si leur vie fut soumise, pendant la Restauration, à des épreuves douloureuses auxquelles ils ne devaient peut-être pas s’attendre, ils sont toujours restés fidèles aux idées religieuses et politiques formant la base de leur éducation et qu’ils considéraient comme absolument essentielles à la vie sociale[11].

Ces idées, je les ai reçues d’eux comme un héritage : aussi, après tant de malheurs causés par la Révolution et l’ambition de Bonaparte, ne puis-je comprendre que notre pauvre pays continue à demeurer frappé d’aveuglement. Si encore les gouvernements d’aventure que nous avons vu défiler sous nos yeux depuis trois quarts de siècle avaient donné à la France ce qu’elle semble vouloir, c’est-à-dire, la liberté, avec les garanties nécessaires, indispensables à tous, il y aurait eu une compensation aux maux affreux dont elle a souffert, dont elle continue de souffrir ; mais, non, hélas ! c’est le contraire.

La Monarchie de 1830 elle-même avait promis un progrès en dehors du despotisme et de la Révolution ; mais les événements n’ont pas tardé à donner un cruel démenti aux présomptueux hommes d’État qui s’imaginaient pouvoir impunément fouler aux pieds les principes sociaux au profit d’une seule classe. Au moment où ces vainqueurs d’un jour se croyaient sûrs du succès, le châtiment providentiel les frappait au milieu de leur triomphe. Il y eut alors une consternation générale, mêlée, chez quelques-uns, d’un étonnement attestant de leur part une étrange crédulité, de singulières illusions.

Malgré l’évidence, ils sont à peine revenus de leur surprise et ne paraissent pas encore se rendre parfaitement compte des conséquences d’un mauvais exemple, d’une mauvaise action.

D’autres, en effet, ont marché sur leurs traces et les ont dépassés, en reprenant et développant la théorie révolutionnaire. Pour mieux tromper et exploiter la société, les nouveaux sauveurs se placent sous l’égide d’une fiction, la souveraineté du peuple, et la présentent comme un principe quasi divin, tout en niant la Divinité. Partant de là, ces hommes ont tout bouleversé ; ils ont jeté au milieu de notre société française et chrétienne de tels éléments de discorde qu’elle est devenue presque méconnaissable, et que l’on ne peut envisager l’avenir sans un patriotique effroi. Si nous ne trouvons pas dans notre raison et dans nos cœurs l’énergie d’arrêter la rage de ces insensés, la France tombera certainement dans l’abîme.

G. DE KERIGANT,
  1. Ses adeptes les plus autorisés, M. Casimir Perrier, entre autres, prétendaient que « la liberté est le despotisme de la loi… »[sic] Erreur funeste ! Là où il y a despotisme, que ce soit celui de la loi, d’un seul ou de plusieurs, il n’y a pas de liberté. — Imbus de principes faux, ils ont concouru à noyer notre pays dans une sorte de despotisme légal dont il aura bien de la peine à se dégager.
  2. Voir, aux pièces justificatives, annexe n° 5.
  3. La famille Ollitrault de Kerivollan, qui habite encore Lanégo, au Quilio, se rappelle très bien ce fait, dont elle m’a parlé plusieurs fois, l’ayant entendu raconter par les siens. J’avais alors neuf à dix ans.
  4. La bataille de Waterloo fut livrée le 18 juin 1815.
  5. Voir annexe n° 1.
  6. Père du comte de Tréveneuc, qui, depuis trente ans, représente à la Chambre des députés ou au Sénat le département des Côtes-du-Nord, avec autant d’intelligence que de dignité. M. de Tréveneuc est l’auteur de la loi essentiellement conservatrice portant son nom et autorisant la Chambre des députés, dans le cas où elle serait obligée de quitter Paris, à se réunir dans un département de son choix.
  7. Notes de M. Andrieux, l’un des volontaires royaux de la division de Courson.
  8. L’armée royaliste, durant toute cette campagne des Cent Jours, fut toujours alimentée par des dons volontaires, et ces dons furent si abondants qu’à la paix, des fonds dont on n’avait pas fait usage furent rendus. Je pourrais citer les noms de beaucoup de donateurs et de donatrices.
  9. Cette intrépide servante de ma mère se nommait Marguerite Le Gouëdard, des environs d’Uzel. Pendant les Cent Jours, elle fit, avec un courage et une prudence remarquables, le service de courrier et portait de l’argent tous les samedis.
  10. Notes de M. Andrieux.
  11. M. et Mme de Kerigant sont morts en 1835, dans le même mois.