Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre VII
CHAPITRE VII (↑)
Une lutte philosophique
Écoutez la Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth.
Toutes les bonnes nouvelles sont dans le falerne. En ce moment, je suis César lui-même ou, plus heureux, le porc élargi et dilaté par le plaisir d’être parfaitement repu. Si les dieux qu’Épicure en échange de la paix accorde au vulgaire comme un tribut menteur et ridicule existaient réellement, je serais un dieu qui sur l’Olympe, bauge sublime, rit et digère.
Va plus loin, charlatan, vanter ton onguent : nous ne sommes pas malades. Tels les dieux que portent les nuages, nous nageons parmi des vraisemblances heureuses.
Irréels et flottants, nuages nous-mêmes et vaines apparences, nous sommes continuellement dispersés et groupés par l’irréalité heureuse des zéphyrs. Mais toi, spectre blanc, aussi irréel que désagréable, évanouis-toi pour laisser occuper tout notre horizon par les fantasmagories plaisantes.
Ô sépulcres qui n’êtes même pas blanchis, vous portez la laideur grimaçante de la mort et du néant aussi bien que leur puanteur. Je m’éloigne en secouant vers vous la poussière de mes sandales. Malheur à vous qui riez dans le temps, car vous pleurerez dans l’éternité.
Ce sera vraisemblablement moins ennuyeux que de t’entendre.
Ah ! te revoilà, Épictète. Tu es plus laid, plus boiteux et plus menteur que la vérité même. Écoute seulement deux ou trois tropes et tu sentiras fuir toutes tes certitudes et tu te sentiras toi-même fuir de tous côtés dans l’irréalité de l’espace. Je vais te détruire en moins de temps qu’il n’en faut pour nier le temps.
Écoute le premier trope.
Arrière, fumier.
Pourquoi maltraites-tu cet envoyé des dieux qui m’apportait, sans doute, une épreuve utile ?
Quelle chose fragile et instable, la vérité ! Il n’existe que des êtres particuliers, avoue Aristote. Or voici à terre un être particulier, un individu, mille fois plus vrai, si misérablement irréel soit-il, que toutes les vérités générales réunies.
Ah ! ah ! ah ! est-il drôle ! est-il bêtement ingénieux… Allons, Fluctus, relève-toi et ne touche plus Épictète : il est gardé par un dogue jaloux.
Debout ou à terre, je n’en existe pas davantage. Et tu commets, délicieux Porcus, une faute philosophique en choisissant entre des irréalités indifférentes.
Quand tu as à droite l’irréalité d’une amphore d’eau et à gauche l’irréalité d’une amphore de falerne, tu choisis, ô Fluctus. Et, malgré l’habitude qui, d’ordinaire, fait agir ta main droite, voici qu’elle reste immobile mais ta gauche se tend, avide et peu philosophique, vers l’irréalité capiteuse.
C’est que mes habitudes mêmes sont irréelles et indifférentes.
Avoue donc que la vraisemblance gauche est vraisemblablement plus agréable que la vraisemblance droite.
Fais-toi académicien, délicieux Flactus. Notre doctrine de la vraisemblance est vraisemblable. Nous n’allons pas aux extrêmes. Nous nous tenons au milieu comme toute vertu et toute virilité.
Le sexe de la femme est-il donc placé autrement ?
Non, Petit Carnéade, tu ne m’entraîneras pas. Ma doctrine est plus amusante que la tienne. Elle trouble davantage les philosophes et elle fait mieux rire les riches imbéciles. N’est-ce pas, Porcus ?
Oui, c’est toi le plus drôle de tous.
Et puis, mon Petit Carnéade, ta doctrine est trop bête. Tu admets le vraisemblable en niant le vrai. C’est insensé. Comment peut-il y avoir quelque chose de semblable à ce qui n’existe pas, une réalité modelée sur un néant ? Comprends-tu ces choses, Porcus ? As-tu jamais vu le portrait ressemblant de la Chimère ? Eh bien, ce voleur de Petit Carnéade te vend, au prix de beaucoup de falerne, le portrait ressemblant de la Chimère…
Ah ! qu’il est amusant.
Tu es insuportable, Fluctus. Je ne t’insulte pas, moi, quoique tu ne donnes rien en échange du falerne.
Je ne donne rien parce qu’il n’y a rien.
Voleur, marchand de bulles de savon !
C’est amusant, les bulles de savon. Ça porte le soleil avec toutes ses couleurs. Et ça prouve que le soleil n’existe pas, ni les couleurs. Car les bulles sont de belles et honnêtes apparences qui crèvent toutes seules, comme je crève, moi, ces apparences lourdes et sans probité qu’Épictète et toi appelez des arguments.
Prends garde à Arrien, et prends garde à mon bras.
Écoute le premier trope.
Si je ne craignais de chagriner Porcus, notre hôte généreux…
Ne crains pas. J’aime les gladiateurs grotesques.
Que ton irréalité attrape ceci.
Voilà qui te prouvera ma vraisemblance et la tienne.
Arrien, regarde ces ilotes.
Triste spectacle, et qui déshonore la philosophie.
À peu près comme des chiens qui se battent déshonorent l’humanité.
Ils sont odieux. Historicus, sépare-les.
Tu es témoin que c’est lui qui a commencé.
Vous avez tous vu que c’est lui.