Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 633-634).

CHAPITRE CCCXXXVIII.


Comment le duc de Lancastre épousa la fille aînée du roi Dan Piètre d’Espaigne ; et comment elle fut reçue à grand honneur en la cité de Bordeaux.


Le duc Jean de Lancastre, qui se tenoit en la bonne cité de Bordeaux sur Garonne, et de-lez lui plusieurs barons et chevaliers d’Aquitaine, car encore y étoient les choses en bon état pour la partie des Anglois, combien que aucuns barons de Poitou et de Limousin fussent retournés François, faisoit souvent des issues et chevauchées sur les ennemis, où rien ne perdoit ; et bien le ressoingnoient au pays ceux qui tenoient les frontières pour le duc d’Anjou.

Cil duc étoit veuf et sans femme, car madame Blanche de Lancastre et de Derby étoit trépassée de ce siècle. Si avisèrent les barons de Gascogne et monseigneur Guichart d’Angle que le roi Dan Piètre avoit deux filles de son premier mariage de la sœur au roi de Portingal[1], lesquelles étoient en la cité de Bayonne, et là à garant affuies ; et les avoient amenées par mer aucuns chevaliers de la marche de Séville, pour la doute du roi Henry, sitôt qu’ils sçurent la mort de leur père le roi Dan Piètre. Si se tenoient là les filles toutes égarées, dont on pouvoit avoir grand’pitié ; car elles étoient héritières de Castille qui bien leur fit droit[2], par la succession du roi leur père. Si fut ce remontré au duc de Lancastre, en disant ainsi : « Monseigneur, vous êtes à marier, et nous savons là un grand mariage, dont vous ou votre hoir serez encore roi de Castille ; et c’est très grand’aumône de reconforter et conseiller pucellettes, et filles de roi espécialement, qui sont en tel état comme elles sont : si prenez l’ains-née en mariage, nous le vous conseillons ; car de présent nous ne savons où vous pourriez plus hautement marier, ni de quoi si grand profit vous peut naître. » Ces paroles et autres entamèrent tellement le cœur du dit duc et si bien lui plurent, qu’il y entendit volontiers, et envoya tantôt et sans délai querre les damoiselles, qui s’appeloient Constance et Isabel, par quatre de ses chevaliers. Et partit de Bordeaux le dit duc, quand il sçut et entendit qu’elles venoient, et alla contre elles en grand arroy, et épousa l’ains-née, madame Constance, sur ce chemin, en un village de-lez la cité de Bordeaux, qui s’appelle Rochefort, et eut illec, au jour des épousailles, grand’fête et grand revel et grand’foison de seigneurs et de dames, pour la fête plus enforcer. Tantôt après les épousailles, le duc amena madame sa femme à Bordeaux, et là eut de rechef grand’fête ; et furent la dite dame et sa sœur moult conjouies et fêtées des dames et damoiselles de Bordeaux ; et leur furent donnés grands dons et beaux présens pour l’amour du dit duc.

  1. Ce n’est pas D. Pèdre, c’est son père, D. Alphonse II, qui épousa une sœur du roi de Portugal, Marie, fille d’Alphonse IV et sœur de Pierre-le-Justicier. D. Pèdre de Castille eut trois femmes, Marie de Padilla, Blanche de Bourbon et Jeanne de Castro. Il eut de son premier mariage avec Marie de Padilla, Alphonse, mort enfant ; Dona Beatrix, qui devait être mariée à D. Fernando, fils du roi Pierre-le-Justicier de Portugal, et qui mourut religieuse ; Constance, qui épousa Jean de Gand, duc de Lancastre, qui prit depuis le titre de roi de Castille ; Isabelle, qui épousa Edmond, duc d’Yorck, comte de Cambridge.
  2. Marie de Padilla avait été proclamée par D. pèdre reine de Castille et de Léon, et déposée parmi les rois et infans, en 1569. dans la chapelle royale de Séville.