Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 373-374).

CHAPITRE LXII.


Comment le prévôt des marchands et ses alliés tuèrent au palais trois chevaliers en la présence du duc de Normandie.


En ce temps que les trois états gouvernoient, se commencèrent à lever tels manières de gens qui s’appeloient Compagnies, et avoient guerre à toutes gens qui portoient malettes. Or vous dis que les nobles du royaume de France et les prélats de sainte église se commencèrent à tanner de l’emprise et ordonnance des trois états. Si en laissoient le prévôt des marchands convenir et aucuns des bourgeois de Paris, pource que ils s’en entremettoient plus avant qu’ils ne voulsissent. Si avint un jour que le duc de Normandie étoit au palais à Paris atout grand’foison de chevaliers et nobles et de prélats, le prévôt de Paris des marchands assembla aussi grand’foison des communes de Paris qui étoient de sa secte et accord, et portoient iceux chaperons semblables afin que mieux se reconnussent ; et s’en vint le dit prévôt au Palais avironné de ses hommes ; et entra en la chambre du duc, et lui requit moult aigrement que il voulsist entreprendre le faix des besognes du royaume et y mettre conseil, afin que le royaume qui lui devoit parvenir fût si bien gardé, que tels manières de compagnies qui régnoient n’allassent mie gâtant ni robant le pays. Le duc répondit que tout ce feroit-il volontiers, si il avoit la mise parquoi il le pût faire ; mais celui qui faisoit lever les profits et les droitures appartenans au royaume, le devoit faire ; si le fit. Je ne sais pourquoi ni comment, mais les paroles multiplièrent tant et si haut que là endroit furent, en la présence du duc de Normandie, occis trois des grands de son conseil, si près de lui que sa robe en fut ensanglantée[1], et en fut-il même en grand péril ; mais on lui donna un des chaperons à porter ; et convint qu’il pardonnât là celle mort de ses trois chevaliers, les deux d’armes et le tiers de loi. Si appeloit-on l’un monseigneur Robert de Clermont, gentil et noble homme grandement, et l’autre le seigneur de Conflans[2], et le chevalier de loi, maître Regnault d’Acy avocat[3]. De quoi ce fut grand’pitié, quand pour bien dire et bien conseiller leur seigneur, ils furent là ainsi occis.

  1. Froissart intervertit l’ordre des faits eu plaçant celui-ci, qui est du 22 février 1357 (1358), suivant les autres historiens contemporains, avant la délivrance du roi de Navarre, que les mêmes historiens fixent à la fin de l’année précédente.
  2. Le premier était maréchal du duché de Normandie et le second du comté de Champagne : nous faisons cette observation parce que quelques écrivains les ont qualifiés maréchaux de France.
  3. Renaud d’Acy, avocat général, fut tué non dans la chambre du dauphin, mais dans la boutique d’un pâtissier, près l’église de la Magdeleine, en retournant du palais vers Saint-Landry où sa maison était située. Froissart paraît avoir été assez mal informé des circonstances de cet événement : outre que son récit est très succinct, il diffère en plusieurs points de celui du chroniqueur de Saint-Denis, du second continuateur de Nangis, de Villani, etc. Nous ne relèverons point toutes les différences que nous avons remarquées entre ces récits ; nous ne ferions que répéter ce qu’en a dit M. Secousse qui les a tous combinés et discutés.