Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 302-303).

CHAPITRE XIV.


Comment des traiteurs se rendirent à Avignon de par le roi de France et le roi d’Angleterre, mais ne purent rien accorder ; et comment le duc de Brabant mourut.


En ce temps vinrent en Avignon les élus du roi de France et du roi d’Angleterre eux comparoir devant le pape Innocent et les cardinaux ; et si espéciales personnes y vinrent que, de par le roi de France, son cousin germain messire Pierre duc de Bourbon, un très gentil et vaillant chevalier, et de par le roi d’Angleterre, son cousin germain aussi le duc Henry de Lancastre. Si furent ces deux seigneurs en Avignon un grand temps, et y tinrent grand état et noble ; et là eut grands parlemens et traités de paix, et plusieurs choses proposées et parlementées devant le pape. Mais à ce temps on n’y put oncques trouver moyen de paix ; et brisa l’article de Bretagne, ainsi que il avoit fait autrefois, grandement la paix. Si demeura la chose en cel état, et s’en retournèrent les Anglois en Angleterre et les François en France. Si fut la trêve expirée et la guerre renouvelée plus fort assez que devant.

En ce temps trépassa le duc Jean de Brabant[1], qui puissamment et sagement avoit régné contre tous ses voisins. Si reschéi la terre et la duché de Brabant à madame Jeanne son ains-née fille ; car messire Godefroi son fils étoit mort. Si fut cette dame ducoise de Brabant, et épousa monseigneur Wincelin de Bohëme[2], né de la sœur monseigneur le duc de Bourbon[3]. Si étoit ce sire Wincelin pour ce temps moult jeune, mais il étoit conseillé de son bel oncle monseigneur Jakemes de Bourbon qui entendoit à ses besognes, et jà était-il duc de Luxembourch[4]. Si fit en sa nouvéleté à ce jeune duc de Brabant et de Luxembourch, le comte Louis de Flandre[5] grand’guerre, pour la cause de madame sa femme, qui fille avoit été au duc de Brabant, pour avoir sa parçon ; et par espécial il demandoit à avoir Malines et Anvers et les appendances ; et disoit et proposoit et remontroit le dit comte, par sceaux, que le duc Jean de Brabant, quand il prit sa fille en mariage, lui avoit donné et accordé à tenir après son décès.

Ces demandes venoient à grand contraire à madame Jeanne ducoise de Brabant et au jeune duc son mari, et à tous les barons du pays et les bonnes villes aussi, car ils n’en savoient parler ; et l’avoit le duc Jean fait secrètement, car si comme ci-dessus en cette histoire est dit, quand le duc de Brabant maria sa fille au comte de Flandre, il acata le mariage. Pour lesquelles demandes grands guerres en ce temps s’émurent entre les pays de Brabant et de Flandre, et y eut plusieurs batailles et rencontres, et durèrent trois ans ou environ[6]. Finalement le comte Guillem de Hainaut, fils à Louis de Bavière[7] le roi d’Allemaigne, y trouva un moyen parmi le bon conseil qu’il eut ; et fit lier toutes les parties tellement qu’il en fut du tout à son dit. Si on détermina sur les marches de Flandre, de Brabant et de Hainaut, et ordonna adonc bonne paix entre les pays de Flandre et de Brabant ; mais Malines et Anvers, qui sont deux grosses villes et de grand profit, demeurèrent au comte de Flandre.

Je me suis de cette manière passé assez briévement, pourtant qu’elle ne touche de rien au fait de ma principale matière des guerres de France et d’Angleterre.

  1. Jean III, dit le Triomphant, duc héréditaire de Lothier ou Basse-Lorraine et de Brabant, mort le 5 décembre 1355 à l’âge de 59 ans : il laissa en mourant trois filles, Jeanne, dont il va être question ici, Marguerite, mariée à Louis de Male, comte de Flandre, et Marie qui épousa Rainier, duc de Gueldres.
  2. Jeanne, veuve de Guillaume III, comte de Hollande et de Hainaut, épousa en 1345 Wenceslas, duc de Luxembourg, frère de l’empereur Charles IV.
  3. Wenceslas était fils de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, tué à la bataille de Crécy, et de sa seconde femme Béatrix, fille de Louis Ier duc de Bourbon. Ainsi Wenceslas se trouvait, comme le dit l’historien, neveu de Jacques de Bourbon comte de La Marche, frère cadet de sa mère.
  4. Son frère Charles IV, empereur d’Allemagne n’érigea le comté de Luxembourg en duché, en sa faveur, que le 13 mai 1354.
  5. Louis de Male, comte de Flandre, beau-frère de Jeanne dont il avait épousé la sœur cadette Marguerite.
  6. Cette guerre ne dura pas même deux ans au lieu de trois. Jean-le-Triomphant, père de Jeanne, mourut en octobre 1355 ; la guerre ne commença qu’en 1356 et le traité de paix est du mois de juin 1357. Cet événement n’est pas placé dans le texte sous sa véritable date.
  7. Guillaume de Hainaut était fils de Louis Ier de Bavière, empereur d’Allemagne, et de sa seconde femme Marguerite de Hainaut.