Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 301-302).

CHAPITRE XIII.


Comment messire Charles d’Espaigne fut occis par le fait du roi Charles de Navarre à Laigle en Normandie, et comment le roi Jean voulut contrevenger sa mort.


En ce temps et en celle saison avoit le roi de France de-lez lui un chevalier que durement aimoit, car il avoit été avec lui nourri d’enfance : c’étoit messire Charles d’Espaigne[1] ; et l’avoit le roi fait son connétable de France[2] ; et l’avançoit en quant qu’il pouvoit de donner frais, possessions et héritages, or et argent, et tout ce qu’il vouloit. Si lui donna le roi de France une terre qui longuement avoit été en débat entre le roi de Navarre le père et le roi Philippe son père[3]. Quand le roi Charles de Navarre et messire Philippe son frère[4] virent que le roi Jean leur èloignoit leur héritage et l’avoit donné à un homme qui ne leur étoit de sang ni de lignage, si en furent durement courroucés et en menacèrent couvertement le dit connétable ; mais ils ne lui osoient faire nulle félonnie, pour la cause du roi qu’ils ne vouloient mie courroucer, car le roi de Navarre avoit sa fille à femme[5], et savoit bien que c’étoit l’homme du monde, après ses enfans, que le roi aimoit le mieux : si se couva cette haine un grand temps.

Bien sentoit messire Charles d’Espaigne que le roi de Navarre l’avoit grandement contre cœur ; et s’en tenoit en bien dur parti, et l’avoit rencontré au roi de France ; mais le roi l’en avoit asséguré et disoit : « Charles, ne vous doutez de mon fils de Navarre ; il ne vous oseroit courroucer, car si il le faisoit, il n’auroit plus grand ennemi de moi. »

Ainsi se passa le temps, et s’humilioit toudis le connétable de France envers les enfans de Navarre, quand d’aventure il les trouvoit en l’hôtel du roi de France ou ailleurs. Pour ce ne demeura mie que les enfans de Navarre[6] n’en fissent leur entente ; car messire Charles d’Espaigne étoit une fois à Laigle en Normandie[7] ; si que, ainsi que de nuit il gissoit en un petit village assez près de Laigle en Normandie, il fut là trouvé des gens le roi de Navarre qui le demandoient, et qui avoient fait et bâti aguets sur lui ; desquels tant qu’à cette fois et à ce fait, un cousin des enfans de Navarre qui s’appeloit le Bascle de Marueil[8] étoit souverain et capitaine ; si fut le dit connétable là pris et assailli en sa chambre et occis[9]. À ce fait pour être, en fut prié de ses cousins les enfans de Navarre le comte Guy de Namur, qui pour ce temps se tenoit à Paris, mais il s’en conseilla à son cousin le cardinal de Boulogne qui lui dit : « Vous n’irez point ; ils sont gens assez sans vous. » Et si très tôt que le fait fut avenu et que le dit cardinal le put savoir, il manda son cousin le comte de Namur et lui remontra le péril où il en pouvoit être du roi Jean, qui étoit soudain et hâtif en son aïr. Si lui conseilla à partir du plus tôt qu’il put. Le comte de Namur crut ce conseil. Si se partit de Paris sans prendre congé au roi, et fit tant par ses journées qu’il se trouva en son pays de-lez madame sa femme. Oncques depuis ne retourna à Paris.

Quand le roi de France sçut la vérité de son connétable messire Charles d’Espaigne que le roi de Navarre avoit fait mourir, si en fut trop durement courroucé ; et dit bien que ce seroit trop chèrement comparé ; et trop se repentit que oncques lui avoit donné sa fille par mariage. Si envoya tantôt le dit roi grands gens d’armes en Normandie pour saisir la comté d’Évreux qui étoit héritage au dit roi de Navarre, et furent repris en ce temps une partie des châteaux que le roi de Navarre tenoit. D’autre part, le roi Jean qui prit cette chose en grand dépit, exploita tant devers le comte d’Armignac et le comte de Comminges et aucuns barons de la haute Gascogne qu’ils firent guerre au roi de Navarre, et entrèrent par les montagnes en son pays et lui ardirent aucunes povres villes ; mais plenté ne fut-ce mie, car le comte de Foix, qui serourge étoit au roi de Navarre, alla au devant et se allia avec le dit roi ; et entra à grands gens d’armes en la comté d’Armignac, par quoi il convint que cette chose cessât et que le comte d’Armignac et les autres qui avec lui étoient retournassent et vinssent garder leur pays.

  1. Charles de Castille, dit d’Espagne, était petit-fils de Ferdinand dit de La Cerda, fils aîné d’Alphonse roi de Castille. Les descendans de Ferdinand ayant été privés de la couronne par Sanche-le-Brave, se retirèrent en France.
  2. Suivant les Grandes Chroniques, il fut fait connétable au mois de janvier 1351.
  3. Outre le comté d’Angoulême, le roi Jean avait donné à Charles d’Espagne les châteaux de Benon et de Fontenay-l’Abattu, qui avaient été assignés à Philippe, roi de Navarre, et à Jeanne sa femme, père et mère de Charles II, pour le paiement de 3,000 livres de rente que Philippe de Valois leur avait données par le traité fait entre eux le 14 mars 1335.
  4. Philippe de Navarre, comte de Longueville.
  5. Charles de Navarre avait épousé Jeanne de France, fille du roi Jean.
  6. Le roi Charles de Navarre et ses frères Philippe comte de Longueville, et Louis, comte de Beaumont-le-Roger.
  7. Charles de Navarre avait épousé en 1351 Marguerite de Blois, dame de Laigle, nièce du roi Jean à la mode de Bretagne, puisque Charles de Blois, duc de Bretagne, son père, était fils de Marguerite, sœur de Philippe de Valois, père du roi Jean.
  8. Il est nommé dans Secousse Bascon de Marueil. (Bascle et Bascon signifient bâtard).
  9. On remarque quelques légères différences dans le récit des autres historiens. Le second continuateur de Nangis, page 118, dit que le connétable fut tué par l’ordre et en présence du roi de Navarre ; l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, page 190, qu’il fut tué par le roi de Navarre même et par ses gens. Un auteur anonyme d’une Vie d’Innocent VI, dit qu’il fut tué à Paris : cet anonyme était évidemment mal informé. Enfin, suivant Mathieu Villani, le connétable fut tué par le roi de Navarre en personne, accompagné de plusieurs autres barons, qui le massacrèrent dans son lit.