Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 666-668).

CHAPITRE CCCLXIII.


Du siége de Becherel, et de la mort du roi David d’Escosse, et de la paix entre les rois de France et de Navarre.


En celle saison ne demeurèrent en Poitou plus de garnisons Angloises que Mortaigne sur la mer, Mespin et la Tour de la Breth, que toutes ne fussent Françoises. Voir est que la Roche sur Yon se tenoit encore, mais c’est sur les marches d’Anjou et du ressort d’Anjou.

En ce temps s’en vinrent mettre le siége les barons de Normandie et aucuns de Bretagne devant Becherel ; et là eut bien mille hommes qui s’y tinrent toute la saison, et plus d’un an, car il y avoit dedans Anglois, chevaliers et écuyers, qui trop bien en pensoient. Par devant Becherel furent faites plusieurs grands appertises d’armes, et presque tous les jours y avenoient aucunes choses. Là étoient des Normands : le maréchal de Blainville, le sire de Rivière, le sire d’Estouteville, le sire de Graville, le sire de Clère, le sire de la Hambue, le sire de Franville, le sire de Ayneval ; et de Bretagne, le sire de Léon, le sire de Dignant, le sire de Rais, le sire de Rieux, le sire de Quintin, le sire d’Avaugour et le sire d’Ancenis, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers des basses marches, qui tous s’y tenoient, pour leurs corps avancer et pour l’amour l’un de l’autre, et pour délivrer le pays des Anglois.

Or parlerons-nous du connétable comment il persévéra. Quand il eut presque tout Poitou raquitté, et partout mis gens d’armes et garnisons, il s’en retourna à Poitiers devers les ducs qui là étoient, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon. Si fut le bien venu entr’eux et à bonne cause, car il avoit en celle année grandement bien exploité pour eux. Si eurent conseil cils seigneurs et le connétable de retourner en France et de venir voir le roi Charles, et donnèrent congé à la plus grand’partie de leurs gens d’armes de raller chacun sur son lieu ou en sa garnison, jusques à tant qu’ils orroient autres nouvelles. Si se départirent ces gens d’armes ; et s’en vinrent une partie des Normands et des Bretons devant Becherel au siége que on y tenoit. Du châtel et de la garnison de Becherel étoient capitaines deux chevaliers d’Angleterre, apperts hommes d’armes malement : si les nommoit on, messire Jean Appert et messire Jean de Cornouailles. Un petit plus en sus en Cotentin se tenoit Angloise Saint-Sauveur le Vicomte ; si en étoit capitaine, de par messire Alain de Bouqueselle à qui la garnison étoit et auquel le roi d’Angleterre l’avoit donnée après la mort monseigneur Jean Chandos, Alain Quatreton, qui éloit appert homme d’armes et hardi durement. Si s’étoient mis et boutés, et venus pour querre les armes hors de Poitou où ils avoient tout perdu, messire Thomas Trivet, messire Jean de Bourcq, messire Philippe Piccourde et les trois frères de Maulevrier ; et si étoient tous par compagnie là arrêtés, pour garnir et garder la ville de Saint-Sauveur le Vicomte, pour l’amour de monseigneur Alain ; car les Normands le menaçoient durement, et disoient que ils reviendroient par là, mais qu’ils eussent accompli leur entente de Becherel.

Or retournèrent les trois ducs dessus nommés, le connétable de France, le sire de Cliçon et les barons de Bretagne en France devers le roi. Si le trouvèrent à Paris et le duc d’Anjou de lez lui. Si se firent grandes reconnoissances ; et se élargit le roi de quant qu’il put faire pour l’amour de ses frères et du connétable, et tint cour ouverte deux ou trois jours, et donna grands dons et beaux joyaux là où il les sentoit bien employés.

En ce temps étoit-on en traité de paix ou de guerre au roi de Navarre ; et le pourchassoient, par l’avis et conseil des aucuns sages et vaillans hommes du royaume de France, le comte de Salebruce et messire Guillaume de Dormans ; et me semble que le roi de Navarre, qui se tenoit à Chierbourch, fut adonc si conseillé que légèrement il s’accorda à la paix envers son serourge le roi de France ; et vint le connétable de France en Normandie droit à Kem, pour confirmer celle paix et amener le roi de Navarre en France. Si fut en son châtel de Kem de tous points la paix confirmée et jurée à tenir à toujours mais. Et vint le roi de Navarre en France à Paris : mais le duc d’Anjou, qui oncques ne le put aimer, s’en étoit parti et venu ébattre en Vermandois, et voir et visiter sa terre de Guise en Tierache ; car point ne vouloit parler au roi Charles de Navarre. Nonobstant ce le roi de France lui fit grand’chère et bon semblant, et le tint tout aise de-lez lui plus de quinze jours ; et lui donna de beaux dons et de riches joyaux, et à ses gens aussi ; et pour plus grand’conviction d’amour, il lui pria que il lui voulsist laisser ses deux beaux fils que il avoit, qui là étoient, ses neveux Charles et Pierre ; si seroient de-lez son fils le Dauphin et Charles de la Breth ; car aussi étoient-ils auques d’un âge. Le roi de Navarre, qui prenoit grand’plaisance en l’amour que son serourge le roi de France lui montroit et faisoit, lui accorda ses deux fils à demeurer de-lez lui ; dont depuis s’en repentit, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

Quand le roi de Navarre eut séjourné assez de-lez le roi de France, tant que bon lui eut semblé, et que le roi de France lui eut fait si bonne chère que merveilles, et l’eut mené au bois de Vincennes, où il faisoit faire le plus bel ouvrage du monde, d’un châtel, de tours et de hauts murs, il prit congé et se partit de Paris, et chevaucha vers Montpellier ; et fit tant qu’il y parvint, où il fut reçu à grand’joie, car la ville de Montpellier et toute la baronnie en ce temps étoit sienne. Nous nous souffrirons à parler du roi de Navarre tant qu’à celle fois, et parlerons d’autres incidences qui eschéirent en France.

En ce temps et en celle même saison trépassa de ce siècle le roi David d’Escoce[1], en une abaye de-lez Haindebour en Escoce que on appelle Donfremelin ; et fut enseveli de-lez le roi Robert son père. Après ce roi fut roi d’Escoce le roi Robert, un sien neveu[2], qui en devant en étoit sénéchal. Cil Robert étoit un bel chevalier ; mais il avoit jusques à onze beaux fils, tous bons hommes d’armes ; et aussi il vouloit user par conseil des besognes d’Escoce ; et tint en grand’cherté tous ceux que le roi son oncle avoit enhaïs, monseigneur Guillaume de Douglas, monseigneur Archebaut son cousin, et tout leur lignage ; car ce sont loyaux chevaliers ; et n’étoit mie son intention que il se composât aux Anglois. Mais en ce temps étoient trêves entre les Escots et les Anglois, qui avoient à durer encore quatre ans : si les tenoient bien chevaliers et écuyers de l’un pays et de l’autre ; mais ce ne faisoient mie les vilains qui se trouvoient ès frontières ; ainçois se battoient et navroient souvent, et occioient et pilloient vaches, bœufs, porcs, brebis et moutons. Si tolloit le plus fort au foible ; et quand les plaintes en venoient aux rois et à leurs consaulx, et que ils assembloient et mettoient sus marché de paix, et les Anglois se plaignoient des Escots, et par espécial que par eux venoient les incidences, et que ils disoient que ils avoient rompu leur scellé et brisé les trêves, qui leur étoit un grand blâme et préjudice, ils se excusoient, et répondoient que ils ne pouvoient briser trêves par celle condition, si bannières et pennons de seigneurs n’y étoient, pour débat de méchans gens, ouvriers en foires et en marchés, et pour pillage de bétail. Atant trêves ne se rompirent mie : si demeuroient les choses en cel état ; qui plus y avoit mis plus y avoit perdu.

  1. Il était mort au commencement de 1371.
  2. Robert Stuart, fils de Walter Stuart, qui avait épousé Marie, sœur de David Bruce et fille de Robert Bruce. Robert Stuart est la tige d’où sont sortis les Stuarts qui régnèrent depuis en Angleterre, et s’en firent chasser par leurs ridicules idées sur la prérogative royale.