Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 670-671).

CHAPITRE CCCLXV.


Comment le châtel de Hainebont fut pris par messire Bertran du Guesclin.


Tant chevaucha le connétable et toute sa route, où bien avoit vingt mille combattans, que ils vinrent devant la ville de Hainebont. Si trouvèrent les portes closes et toutes gens appareillés ainsi que pour eux deffendre. Le connétable ce premier jour se logea et fit loger toutes ses gens, et à lendemain au matin, à heure de soleil levant, sonner les trompettes d’assaut, et quand ils furent tous armés, traire celle part et eux mettre en ordonnance pour assaillir. Ainsi firent cils de Hainebont. Anglois et Bretons qui dedans étoient s’appareillèrent tantôt pour eux deffendre. Bien savoit le connétable que de force, au cas que tous cils qui dedans Hainebont se logeoient se voudroient mettre à deffense, jamais ne les auroit ; mais il y trouva un grand avantage ; je vous dirai comment. Au commencement de l’assaut il s’en vint jusques aux barrières, la coiffe d’acier en la tête tant seulement, et dit ainsi à ceux de Hainebont, en faisant signe de la main : « Dieu le veut ! hommes de la ville qui là dedans êtes, nous vous aurons, encore envis, et entrerons en la ville de Hainebont si le soleil y peut entrer ; mais sachez, s’il y en a nul de vous qui se montre pour mettre à deffense, nous lui ferons sans déport trancher la tête, et tout le demeurant de la ville, hommes, femmes et enfans pour l’amour de celui. » Cette parole effréa si les hommes Bretons de la ville de Hainebont que il n’y eut onques puis-ce-di homme qui se osât montrer ni apparoir pour mettre à deffense ; ainçois se trairent tous ensemble et dirent aux Anglois : « Seigneurs, nous n’avons mie intention de nous tenir contre le connétable ni les seigneurs de Bretagne : nous sommes céans un petit de povres gens qui ne pouvons vivre dans le danger du pays : toutes fois nous vous ferons tant d’honneur, car vous êtes vous tous compagnons, que de nous n’aurez vous garde ni ne serez grevés ni aidés ; et sur ce ayez avis. » Quand le capitaine et les Anglois oyrent ces nouvelles, si ne leur furent mie trop plaisans ; et se trairent ensemble ; et conseillèrent, tout considéré et imaginé, au cas que ils ne seroient confortés et aidés de ceux de Hainebont, qu’ils n’étoient mie gens pour eux tenir contre un tel host que le connétable avoit là devant eux. Si eurent conseil entr’eux que ils traiteroient un accord aux François, que ils rendroient la ville et on les lairoit partir, sauves leurs vies et le leur. Si envoyèrent un héraut devers le connétable, qui remontra toutes ces besognes et raporta un sauf-conduit : que le capitaine de Hainebont et quatre des siens pouvoient ségurement aller en l’ost pour ouïr et savoir plus pleinement quelle chose ils vouloient dire. Sur cette sauve-garde Thommelin Wick et quatre de ses compagnons vinrent devant les barrières parler aux seigneurs de ost. Là se porta traité et composition : que tous les Anglois qui dedans Hainebont étoient, et aussi tous les Bretons qui l’opinion du comte de Montfort tenoient, se pouvoient ségurement partir, eux et le leur, et traire dedans Brest et non autre part. Ainsi eut le connétable de France, par son sens non par grand fait, la ville et le châtel de Hainebont, dont il ne voulsist pas tenir cent mille francs ; et s’en partirent les Anglois sur bon conduit, et emportèrent tout le leur, et vinrent à Brest.