Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 610-611).

CHAPITRE CCCX.


Comment ceux de Moysach, d’Agen, de Montpellier, d’Aiguillon se rendirent au duc d’Anjou, et comment le duc de Berry assiégea la cité de Limoges.


Or se partit le duc d’Anjou de la cité de Toulouse en très grand arroy et bien ordonné. Là étoient le comte d’Armignac, le sire de Labreth, le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing, le comte de Lisle, le vicomte de Brunikiel, le vicomte de Narbonne, le vicomte de Talar, le sire de la Barde, le sire de Pincornet, messire Bertran de Terride, le sénéchal de Toulouse, le sénéchal de Carcassonne, le sénéchal de Beaucaire, et plusieurs autres ; et étoient deux mille lances, chevaliers et écuyers, et six mille brigands à pied, à lances et à pavais. Et de toutes ces gens d’armes étoit connétable et gouverneur messire Bertrand du Guesclin. Et prirent le chemin d’Agénois ; et trouvèrent encore sur les champs plus de mille combattans, gens de compagnies et routes, qui les avoient attendus toute la saison Quersin, et chevauchèrent devers Agen.

La première forteresse où ils vinrent, ce fut devant Moysach. Le pays étoit si effréé de la venue du duc d’Anjou, pour le grand nombre des gens qu’il menoit, qu’ils frémissoient tous devant lui, et n’avoient les villes et les châteaux nulle volonté d’eux tenir. Quand ils furent venus devant Moysach, ils se rendirent tantôt et se retournèrent François. Et puis chevauchèrent outre[1] devers la cité d’Agen, qui se tourna aussi et rendit Françoise ; et puis vinrent devant Thonneins sur Garonne, et chevauchèrent les François à leur aise, poursuivant la rivière pour trouver plus gras pays, et vinrent au port Sainte-Marie, qui se tourna tantôt Françoise : et partout mettoient les François gens d’armes et faisoient garnisons. Et prirent la ville de Thonneins, et tantôt se rendit et retourna le châtel : si y établirent un chevalier et vingt lances pour le garder. En après ils prirent le chemin de Montpellier[2] et d’Aiguillon, ardant et exillant tout le pays. Quand ils furent venus à Montpellier, qui étoit bonne ville et fort châtel, ils furent si effrayés du duc d’Anjou, qu’ils se rendirent au roi de France. Et puis vinrent devant le fort châtel d’Aiguillon : là furent-ils quatre jours. Pour le temps de lors il n’y avoit mie dedans la ville et châtel d’Aiguillon si vaillans gens que quand messire Gautier de Mauny et ses compagnons l’eurent en garde ; car ils se rendirent tantôt au duc d’Anjou : dont ceux de Bergerac furent moult émerveillés comment ils s’étoient sitôt rendus. À ce jour étoient capitaines de Bergerac le captal de Buch et messire Thomas de Felleton, à cent lances, Anglois et Gascons. Tout en telle manière comme le duc d’Anjou et ses gens étoient entrés en la terre du prince, au lez pardevers Agen et Toulousin, chevauchoient le duc de Berry et ses routes en Limousin, à bien douze cents lances et trois mille brigands, conquérant villes et châteaux, et ardant et exillant le pays. Avec le duc de Berry étoient le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, messire Guy de Blois, messire Robert d’Alençon, comte du Perche, messire Jean d’Armignac, messire Hugues Dauphin, messire Jean de Villemur, messire Hugues de la Roche, le sire de Beaujeu, le sire de Villars, le sire de Sérignac, messire Geffroy de Montagu, messire Loys de Maleval, messire Raymon de Mareuil, messire Jean de Boulogne, messire Godefroy son oncle, le vicomte d’Uzès, le sire de Sully, le sire de Chalençon, le sire de Cousant[3], le sire d’Apchier, le sire d’Apchon, messire Jean de Vienne, messire Hugues de Vianne, Ymbaut du Peschin, et plusieurs autres bons chevaliers, et écuyers.

Si entrèrent ces gens d’armes en Limousin, et y firent moult de desrois ; et s’en vinrent mettre le siége devant la cite de Limoges. Par dedans avoit aucuns Anglois en garnison, que messire Hue de Cavrelée, qui étoit sénéchal du pays, y avoit ordonnés et établis ; mais ils n’en étoient mie maîtres, ainçois la tenoit et gouvernoît l’évêque du dit lieu[4], auquel le prince de Galles avoit grand’fiance, pour tant qu’il étoit son compère.

  1. Le duc d’Anjou resta quelques jours à Moissac : il y confirma les priviléges des habitans en considération de leur soumission volontaire, et y donna plusieurs lettres datées les unes du 28, les autres du 31 juillet.
  2. Montpellier était alors soumis au roi, et on a vu précédemment, chap. 307, que le duc d’Anjou y était le 2 juillet. D’ailleurs, Montpellier n’est point dans le pays que parcourait alors l’armée française : ainsi il ne peut être ici question de cette ville. Sauvage a fait la même remarque, et a cru devoir insérer dans le texte Montpensier au lieu de Montpellier ; mais sa correction ne me paraît pas heureuse : Montpensier est beaucoup trop éloigné de Tonneins et d’Aiguillon pour qu’on puisse l’admettre. Il est plus probable que Froissart veut parler de Montpesat ou de quelque autre place, soit de l’Agénois, soit du Bazadois, dont le nom commence par Mont.
  3. La seigneurie de Cousan appartenait à la maison de Damas.
  4. Cet évêque se nommait Jean de Cros.