Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCI

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CHAPITRE CCCXCI.


De la grosse navie de France qui singla devant Calais et vint se dérompre à Harfleur.


Après la déconfiture de Lyaus, ainsi que vous avez ouy, ils rentrèrent en leur navie et singlèrent devers Douvres où tout le pays étoit assemblé ; et là étoient les deux oncles du roi, le comte de Cambruge et le comte de Bouquinghem, et bien quatre cents lances et huit cents archers ; et eussent volontiers vu que les François se fussent avancés pour là prendre terre, et avoient ordonné ainsi, que on ne leur devéeroit point à prendre terre pour combattre mieux à leur aise ; car ils se sentoient forts assez pour iceux combattre. Si se tenoient tout cois en la ville par manière de bataille ; et véoient bien avant en la mer la navie monseigneur Jean de Vienne qui approchoit et venoit avec la mer tout droit vers Douvres. Si se tenoient les seigneurs et les Anglois qui là étoient pour tous confortés que il viendroit jusques à là, et que ils auroient bataille. Et furent voirement devant le havène et droit à l’entrée, et n’eurent point conseil de là prendre terre ; mais tournèrent leurs singles et s’en vinrent de celle marée tout droit devant Calais, et là ancrèrent. De quoi cils de la ville de Calais furent moult émerveillés quand ils les virent si soudainement là venir, et se coururent tantôt armer et appareiller ; car ils cuidèrent tantôt avoir l’assaut ; et clorrent leurs portes et leurs barrières ; et furent en grand effroi, car messire Hue de Cavrelée, qui pour ce temps étoit capitaine de Calais, n’y étoit point : mais il revint au soir ; car en ce propre jour il avoit chevauché hors devant Saint-Omer, en sa compagnie monseigneur Jean de Harleston, gouverneur de Guines, et le sire de Gommignies, capitaine d’Arde. Si fut fait nouveau chevalier en celle chevauchée, l’aîné fils du seigneur de Gommignies, messire Guillaume. Si retournèrent au soir, sans rien faire fors eux montrer, ces capitaines en leurs garnisons. Si trouva, ainsi que je vous dis, messire Hue de Cavrelée celle grosse navie de France et d’Espaigne devant Calais. Si firent bon guet et grand celle première nuit ; et à lendemain toute jour furent ils armés ; car ils cuidèrent avoir l’assaut et la bataille. On supposoit adonc en France, et aussi le cuidèrent bien adonc les Anglois de Calais, que celle armée de terre dût assiéger Calais ; mais quand ils eurent été à l’ancre sept jours, au huitième jour un vent contraire s’éleva qui les prit soudainement, et les convint par force partir, tant étoit le vent fort et dur et mauvais, et la fortune périlleuse sur mer. Si se désancrèrent et levèrent les singles et se mirent aval vent : si furent moult tôt éloignés, et vinrent de celle course prendre terre et férir au havène de Harfleur en Normandie. Ainsi se dérompit pour celle saison l’armée de mer du roi de France, ni je n’ai point ouy parler qu’ils en fissent plus en grand temps.