Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 713-715).

CHAPITRE CCCXCIII.


Comment les François prirent et recouvrèrent le château d’Ardre et plusieurs forteresses et châteaux à l’encontre de Calais.


En celle saison que cette guerre de France et d’Angleterre fut renouvelée, et messire Jean de Vienne, si comme ci-dessus est dit, courut et ardit en Angleterre, et qu’il eut été devant Calais et qu’il se fut retrait en Normandie, messire Hue de Cavrelée, capitaine de Calais, et le sire de Gommignies, capitaine de Ardre, avec leurs gens couroient souvent sur le pays devant Saint-Omer, devant Therouane, en la comté de Saint-Pol, en la comté d’Artois et de Boulogne ; ni rien ne demeuroit dehors les forteresses que tout ne fût pris et pillé et amené en leurs garnisons ; de quoi les plaintes en étoient venues et venoient encore tous les jours au roi de France. Le roi, à qui ces choses déplaisoient, et qui vouloit obvier à ce, s’en conseilla à aucuns de son royaume comment on pourroit à ces garnisons angloises étant en la marche d’Artois et de Calais, porter contraire. On lui dit que la bastide d’Ardre étoit bien prenable, mais que on y allât chaudement, sans ce que ceux de Calais en sçussent rien ; car on avoit entendu, par aucuns capitaines et compagnons de la garnison qui s’en étoient découverts, que elle n’étoit point bien pourvue d’artillerie ; car le sire de Gommignies, qui capitaine en avoit été et étoit, en avoit été moult négligent. Ces paroles plaisirent moult bien au roi, et dit qu’il y envoieroit hâtement. Lors lui fut dit que ce fût secrètement, par quoi nulles nouvelles n’en fussent au pays devant que on fût venu là. Et si on pouvoit tant faire que on l’eût françoise, on ne se doutoit point que on ne dût tout reconquerre, jusques aux portes de Calais ; et si on étoit seigneur des frontières, on auroit meilleur avantage pour contraindre Calais.

Adonc le roi, tout avisé et pourvu de son fait, mit sus une grande assemblée de gens d’armes, et escripsit à son frère le duc de Bourgogne que il se traisît à Troyes en Champagne, et là fit ses pourvéances ; car il vouloit que il fût chef de toutes ces gens d’armes. Le duc obéit au commandement du roi, ce fut raison ; et s’en vint à Troyes ; et là vinrent tous les Bourguignons qui en furent priés et mandés, et aussi délivrés et payés tout secs de leurs gages pour trois mois. D’autre part le roi fit son mandement à Paris des Bretons et des François ; et là furent aussi tout prestement payés de leurs gages, et des Vermendisiens et Artisiens en la cité d’Arras. Adonc s’avalèrent le duc de Bourgogne et ses gens de Troyes, et s’en vinrent à Paris. Si se mirent là ensemble, Bourguignons, Bretons et les François ; et sçurent adonc aucuns capitaines, et non mie tous, quelle part ils devoient aller. Si se départirent sur la darraine semaine d’août ; et s’en vinrent à Arras en Picardie et de là à Saint-Omer. Si se trouvèrent bien vingt-cinq cents lances de bonne étoffe, pourvus de quant qu’il appartenoit à gens d’armes, et toute fleur de gens d’armes, chevaliers et écuyers. Si se départirent de Saint-Omer sur un samedi moult ordonnément et arrément, et s’en vinrent devant Ardre.

Cils de la garnison d’Ardre ne s’en donnoient garde, quand ils les virent tous rangés et ordonnés devant leur ville et si bien que merveilles. Là étoient avec le duc de Bourgogne, que je ne l’oublie, tous premiers bannerets bourguignons : le comte de Guines, le comte de Grant-Pré, monseigneur Louis de Châlons, le seigneur de la Rivière, le seigneur de Vergi, monseigneur Thibaut du Neufchâtel, messire Hugue de Vienne, Pierre de Bar, le seigneur de Soubrenon, le seigneur de Poix, le seigneur d’Enghien, le seigneur de Rougemont ; et puis bannerets bretons : le seigneur de Cliçon, le seigneur de Beaumanoir, le seigneur de Rochefort, le seigneur de Rieux, monseigneur Charles de Dignant ; bannerets normands : le seigneur de Blainville maréchal de France, le seigneur de Hambue, le seigneur de Riville, le seigneur d’Estouteville, le seigneur de Graville, le seigneur de Clère, le seigneur d’Aineval, le seigneur de Franville ; bannerets françois : monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Hue d’Antoing, le comte de Dammartin, messire Charles de Poitiers, le sénéchal de Haynaut, le seigneur de Wauvrin, le seigneur de Helly, le seigneur de la Fère, l’évêque de Beauvais, monseigneur Hue d’Amboise, le seigneur de Saint-Dizier ; Vermendisiens : le seigneur d’Auffemont, le seigneur de Moreuil, le vicomte des Quesnes, le seigneur de Fransières, le seigneur de Raineval ; Artisiens : le vicomte de Meaux, le seigneur de Villers et le seigneur de Cresèques. Et là étoient tous cils barons en tel arroy et si bien accompagnés que merveilles seroit à recorder. Si se logèrent les plusieurs de feuillées, et les autres de rien fors à nud ciel ; car ils vouloient montrer qu’ils ne seroient mie là longuement et qu’ils assaudroient continuellement ; car ils firent dresser et appareiller leurs canons qui portoient carreaux de deux cents pesant.

Quand le sire de Gommignies se vit ainsi environné de tels gens d’armes et de si grand’foison dont il ne se donnoit de garde, et si sentoit sa forteresse mal pourvue d’artillerie, si se commença à ébahir ; et demanda conseil à ses compagnons comment il s’en cheviroit ; car il ne véoit mie que longuement contre tels gens d’armes il se pût tenir. Avec lui étoient trois chevaliers de Haynaut assez apperts d’hommes d’armes, messire Eustache, sire de Vertaing, et messire Pierre, son frère, et monseigneur Jaquemin du Sart et plusieurs bons écuyers et apperts, qui étoient en bonne volonté d’eux deffendre.

Ce premier jour que les François furent venus devant Ardre, s’en vint le sire de Hangest, un moult appert chevalier vermendisien, armé de toutes pièces, la lance au poing, monté sur un coursier, courir jusques aux barrières d’Ardre ; et dit, quand il fut là venu en frétillant et remuant son coursier, par quoi il ne fût avisé du trait : « Entre vous, Hainuiers–Anglois, que ne rendez-vous celle forteresse à monseigneur de Bourgogne ? » Adonc répondirent deux écuyers frères qui là étoient, Yreux et Hutin du Lay : « Nous ne la rendrons pas ainsi, non. Pensez-vous que nous soyons déconfits, pour ce que vous êtes ci venus grand’foison de gens d’armes ? Dites au duc de Bourgogne que il ne l’aura pas si légèrement qu’il cuide. » Adonc répondit le sire de Hangest : « Sachez que si vous êtes pris par force, ainsi que vous serez, il n’est mie de doute, si nous vous assaillons, il n’y aura homme nul pris à merci ; car je l’ai ainsi ouï dire à monseigneur le duc de Bourgogne. » À ces paroles retourna le sire de Hangest.

Je vous vueil recorder comment cils d’Ardre finèrent. Là étoit en l’ost le sire de Raineval, cousin germain au seigneur de Gommignies, qui savoit en partie l’intention du duc. Si s’avança de venir vers son cousin, et fit tant qu’il y eut asségurances d’eux deux, et parlementèrent dedans la ville d’Ardre moult longuement ensemble ; et là remontra le sire de Raineval au seigneur de Gommignies, en grand’espécialité et fiance de lignage, comment le duc et tous cils de l’ost le menaçoient et ses gens aussi, non pas pour prendre à rançon, si par force étoient conquis, mais de tous faire mourir sans merci. Si lui prioit qu’il se voulsist aviser et laisser conseiller, et rendre la forteresse ; si s’en partiroient, il et ses gens, sauvement, et si istroit de grand péril ; car confort ni secours ne leur apparoit de nul côté.

Tant le prêcha et sermonna que, sur asségurances, il l’amena parler au duc de Bourgogne et au seigneur de Cliçon, Là entrèrent en traités ; et n’en voult adonc le sire de Gommignies rien avoir en convent, sans le sçu de ses compagnons. Si retourna dedans Ardre ; et remontra aux compagnons, chevaliers et écuyers, qui là étoient, toutes les paroles et raisons de quoi on l’avoit asséguré, et comment on les menaçoit : si vouloit savoir quelle chose ils en diroient. Les aucuns lui conseilloient du rendre, et les autres non ; et furent plus de deux jours en fait contraire ; et disoient bien les aucuns que ils se porteroient trop grand blâme, s’ils se rendoient si légèrement sans être assaillis, et que jamais ne seroient en nulle place crus ni honorés. Le sire de Gommignies leur répondoit, que il avoit ouï jurer moult espécialement le duc de Bourgogne que, si on alloit jusques à l’assaillir, jamais à eux rendre ni la forteresse ils ne viendroient à tant que ils ne fussent tous morts, si de force ils étoient pris : « Et vous sçavez, seigneurs, que céans n’a point d’artillerie qui ne fût tantôt enlevée. » Là disoient les compagnons : « Sire, vous en avez mal soigné, c’est par votre négligence. »

Adonc s’excusoit le sire de Gommignies, et disoit que ce n’étoit mie sa coulpe mais celle du roi d’Angleterre, le roi Édouard, et de son conseil ; car il leur avoit bien dit et démontré en celle année plusieurs fois : « Et si de ce ils ont négligé, ce n’est mie ma coulpe, mais la leur ; et m’en voudrois bien excuser par eux. » Que vous ferois-je long parlement de cette aventure ? Tant fut traité et pourparlé, parmi l’aide et pourchas du seigneur de Raineval, qu’il fit tant que Ardre se rendit ; et s’en partirent ceux qui partir vouldrent, et espéciaument les quatre chevaliers et tous les compagnons soudoiers ; et furent conduits jusques à Calais, de monseigneur Gauvinet de Bailleul. Si demeurèrent cils de la nation de la ville sans rien perdre du leur ; et en prirent les François la saisine et possession, le sire de Cliçon et le maréchal de France. Si furent moult réjouis les François et tout le pays de la prise d’Ardre.