Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXLVI

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CHAPITRE CCCXLVI.


Comment Yvain de Galles déconfit les Anglois de l’île de Grenesie ; et comment le roi de France l’envoya en Espaigne quérir gens d’armes pour assiéger la Rochelle.


Cil Yvain de Galles avoit été fils à un prince de Galles, lequel le roi Édouard d’Angleterre avoit fait mourir[1], je ne sçais mie pour quelle raison, et saisi la seigneurie et prinçauté et donnée à son fils le prince de Galles. Si étoit cil Yvain venu en France et complaint au roi Charles des injures que le roi d’Angleterre lui avoit faites et faisoit encore, que, mort son père, il lui tolloit son héritage. Dont le roi de France l’avoit retenu et jà moult avancé, et donné en charge et gouvernement grand’foison de gens d’armes. Encore en cel été dont je parole présentement lui avoit-il délivré trois mille combattans et envoyé sur mer, de quoi le dit Yvain s’en étoit bien acquitté et loyaument, si comme je vous dirai. Quand il eut sa charge de gens d’armes, ainsi que ci-dessus est dit, il entra en mer en ses vaisseaux, que le roi de France lui avoit fait appareiller et pourvoir au hâvre de Harefleu, et se départit ; et cingla à plein voile devers Angleterre en l’île de Grenesie, à l’encontre de Normandie, de la quelle île Aymon Rose, un écuyer d’honneur du roi d’Angleterre, étoit capitaine. Quand il sçut que les François étoient là arrivés, les quels Yvain de Galles menoit, si en eut grand mal-talent, et vint tantôt au-devant ; et fit son mandement parmi la dite île, qui n’est mie grande ; et assembla, que de ses gens que de ceux de la dite île, environ huit cents, et s’en vint sur un certain pas combattre bien et hardiment le dit Yvain et ses gens ; et là eut grand’bataille et dure, et qui longuement se tint. Finablement les Anglois furent déconfits, et en y eut de morts plus de quatre cents sur la place ; et convint le dit Aymon fuir, autrement il eût été mort ou pris ; et se sauva à grand meschef, et s’en vint bouter en un chàtel, qui siéd à deux lieues près de là où la bataille fut, que on appelle Cornet, qui est beau et fort ; et l’avoit le dit Aymon en celle saison fait bien pourvoir de tout ce qu’il appartenoit à forteresse.

Après celle déconfiture, le dit Yvain chevaucha avant et recueillit ses gens, et entendit que Aymon s’étoit bouté au châtel de Cornet ; si se retrait tantôt celle part, et y mit le siége et l’environna de tous côtés, et y fit plusieurs assauts : mais le château étoit fort et bien pourvu de bonne artillerie, si ne l’avoient mie les François à leur aise.

Ce siége pendant devant Cornet avint l’aventure de la prise du comte de Pennebroch et de monseigneur Guichart d’Angle et des autres devant la Rochelle, si comme ci-dessus est contenu ; de quoi le roi de France, quand il en ouït les nouvelles, fut durement réjoui ; et entendit plus fort aux besognes de Poitou que oncques mais ; car il sentit que assez légèrement si les Anglois venoient encore un petit à leur déclin, les cités et les bonnes villes se retourneroient. Si eut avis et conseil le dit roi que en Poitou, en Xaintonge et en Rochelois il envoieroit pour celle saison son connétable et toutes gens d’armes ; et feroit chaudement guerroyer les dits pays par mer et par terre, pendant que les Anglois n’avoient nul souverain capitaine, car le pays gissoit en grand branle. Pourquoi il envoya ses messages et ses lettres au dit Yvain de Galles, qui se tenoit au siége devant Cornet, du quel siége il savoit tout l’état, et que le château étoit imprenable, et que tantôt, ses lettres vues, il partît et défît son siége, et entrât en mer en un vaisseau qui ordonné pour lui étoit, et s’en allât en Espaigne devers le roi Henry pour impétrer à avoir barges et gallées, et son amiral et gens d’armes, et de rechef vînt mettre le siége devant la Rochelle, par mer.

Le dit Yvain, quand il vit les messages et le mandement du roi, si obéit, ce fut raison ; et défit son siége et donna congé â ses gens, et leur prêta navire pour retourner à Harefleu ; et là endroit il entra en une grosse nef qui ordonnée lui étoit et prit le chemin d’Espaigne. Ainsi se défit le siége de devant Cornet.

  1. À la manière dont parle Froissart de la mort du prince de Galles et de la réunion de sa principauté à la couronne d’Angleterre, on pourrait croire que ces événemens appartiennent au règne d’Édouard III. Ils lui sont cependant très antérieurs. Léolin, dernier souverain particulier du pays de Galles, fut tué dans une bataille que lui livra Édouard Ier en 1283 ; et David, frère de ce prince, ayant été arrêté dans les États de son frère, périt l’année suivante par la main du bourreau. Si Yvain de Galles descendait de l’un ou de l’autre de ces princes, ce ne pouvait être qu’à la deuxième ou troisième génération.