Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 622-623).

CHAPITRE CCCXXIII.


Comment messire Bertran du Guesclin et le sire de Cliçon déconfirent à Pont-Voisin les gens de monseigneur Robert Canolle.


Assez tôt après que messire Bertran du Guesclin fut revêtu de cel office, il dit au roi qu’il vouloit chevaucher vers les ennemis, monseigneur Robert Canolle et ses gens qui se tenoit sur les marches d’Anjou et du Maine. Ces paroles plurent bien au roi, et dit : « Prenez ce qu’il vous plaît et que bon vous semblera de gens d’armes ; tous obéiront à vous. » Lors se pourvéy le dit connétable et mit sus une chevauchée de gens d’armes, Bretons et autres, et se partit du roi et chemina vers le Mayne, et emmena avec lui en sa compagnie le sire de Cliçon. Si s’en vint ledit connétable en la cité du Mans, et là fit sa garnison ; et le sire de Cliçon et une autre ville qui étoit assez près de là ; et pouvoient être environ cinq cents lances.

Encore étoit messire Robert Canolle et ses gens sur le pays ; mais ils n’étoient mie bien d’accord ; car il y avoit un chevalier en leur route, Anglois, qui s’appeloit messire Jean Mentreurde[1], qui point n’étoit de leur volonté, ni de l’accord des autres : mais déconseilloit toujours la chevauchée, et disoit qu’ils perdroient leur temps et qu’ils ne se faisoient que lasser et travailler à point de fait et de conquêt. Et étoit le dit chevalier hardi et entreprenant, et moult redouté de tous ses ennemis, et mêmement en tous les lieux où il hantoit et conversoit ; car il menoit toujours avec lui moult grand’route et tenoit des gens plus grand’partie des autres. Messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle tenoient toujours leur route et étoient logés assez près du Mans. Messire Thomas de Grantson, mesure Gilbert Giffart, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neville, se tenoient à une bonne journée arrière d’eux.

Quand messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle sçurent le connétable de France et le sire de Cliçon venus au pays, si en furent grandement réjouis et dirent : « Ce seroit bon que nous nous recueillissions ensemble et nous tinssions à notre avantage sur ce pays : il ne peut être que messire Bertran en sa nouvelleté ne nous vienne voir et qu’il ne chevauche ; il le lairoit trop envis. Nous avons jà chevauché tout le royaume de France, et si n’avons trouvé nulle aventure plus avant : mandons notre entente à messire Hue de Cavrelée qui se tient à Saint-Mor sur la Loire, et à messire Robert Briquet, et à messire Robert Ceni, et à Jean Carsuelle, et aux autres capitaines des Compagnies qui sont près de ci, et qui viendront tantôt et volontiers. Si nous pouvons ruer jus ce nouvel connétable et le seigneur de Cliçon qui nous est si grand ennemi, nous aurions trop bien exploité. »

Entre messire Robert et messire Alain, et messire Jean Asneton n’y avoit point de désaccord ; mais faisoient toutes leurs besognes par un même conseil. Si envoyèrent tantôt lettres et messages secrètement par devers monseigneur Hue de Cavrelée et monseigneur Robert Briquet et les autres, pour eux aviser et informer de leur fait, et qu’ils se voulsissent traire avant, et ils combattroient les François. Et aussi ils signifièrent celle besogne à monseigneur Thomas de Grantson, à monseigneur Gilbert Giffart et à messire Geffroy Oursellé, et aux autres, pour être sur un certain pas que on leur avoit ordonné : car ils espéroient que les François qui chevauchoient seroient combattus.

À ces nouvelles entendirent les dessus dits volontiers ; et s’ordonnèrent et appareillèrent sur ce bien et à point, et se mirent à point et à voie pour venir vers leurs compagnons ; et pouvoient être environ deux cents lances. Oncques si secrètement ni si coiement ne sçurent mander ni envoyer devers leurs compagnons, que messire Bertran et le sire de Cliçon ne sçussent tout ce que ils vouloient faire. Quand ils en furent informés, ils s’armèrent de nuit et se partirent avec leurs gens de leurs garnisons, et tournèrent sur les champs. Celle propre nuit étoient partis de leurs logis monseigneur Thomas de Grantson, messire Geffroy Oursellé, messire Gilbert Giffard, messire Guillaume de Neuville et les autres ; et venoient devers monseigneur Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle sur un pas là où ils les espéroient à trouver : mais on leur escourcit leur chemin ; car droitement dans un lieu que on appelle le pas Pont-Volain[2] furent-ils rencontrés et rataindus des François ; et coururent sus et les envahirent soudainement ; et étoient bien quatre cents lances, et les Anglois deux cents. Là eut grand’bataille et dure, et bien combattue, et qui longuement dura, et fait de grands appertises d’armes, de l’un côté et de l’autre. Car sitôt qu’ils s’entretrouvèrent, ils mirent tous pied à terre et vinrent l’un sur l’autre moult arréement, et se combattirent de leurs lances et épées moult vaillamment. Toutes fois la place demeura aux François, et obtinrent contre les Anglois ; et furent tous morts et pris ; oncques ne s’en sauva, si il ne fût des varlets ou des garçons ; mais de ceux, aucuns, qui étoient montés sur les coursiers de leurs maîtres, quand ils virent la déconfiture, se sauvèrent et se partirent.

Là furent pris messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffard, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, messire Philippe de Courtenay, messire Hue le Despensier, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, et tous emmenés prisonniers en la cité du Mans. Ces nouvelles furent tantôt sçues parmi le pays, de monseigneur Robert Canolle et des autres, et aussi de monseigneur Hue de Cavrelée, et de monseigneur Robert Briquet et de leurs compagnons. Si en furent durement courroucés ; et brisa leur emprise pour celle aventure ; et ne vinrent ceux de Saint-Mor sur Loire point avant ; mais se tinrent tous cois en leurs logis ; et messire Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle se retrairent tout bellement. Et se dérompit leur chevauchée, et rentrèrent en Bretagne ; ils n’en étoient point loin ; et vint le dit messire Robert à son châtel de Derval, et donna à toutes manières de gens d’armes et d’archers congé pour leur profit, là où ils le pourroient faire ni trouver. Si se retrairent les plusieurs en Angleterre dont ils étoient partis, et messire Alain de Bouqueselle s’en vint hiverner et demeurer en sa ville de Saint-Sauveur le Vicomte que le roi d’Angleterre lui avoit donnée.

  1. Il est nommé Mensterworth par Thomas Otterbourne et Walsingham. On peut voir dans Walsingham la cause de la division entre Knowlles et Mensterworth.
  2. Pont-Valin, bourg de l’Anjou.