Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 557-559).

CHAPITRE CCLVIII.


Comment les prélats et les barons de France dirent au roi Charles qu’il avoit juste cause de faire guerre au roi d’Angleterre et au prince son fils.


Entre les autres lettres qui avoient été données tant à Bretigny de-lez Chartres, comme en la ville de Calais, quand le roi Jean se y tenoit au temps dessus dit, fut cette lettre adonc du roi Charles son ains-né fils, très bien levée et grandement et à loisir examinée et visitée, présens les plus espéciaux de son conseil. Et là disoient bien les prélats et les barons de France, qui à ce conseil étoient appelés, que le roi d’Angleterre ni le prince de Galles ne l’avoient en rien tenue ni accomplie : mais pris avoient forts, châteaux et villes, et séjourné et demeuré au dit royaume à grand dommage, rançonné et pillé le peuple, pourquoi le paiement de la rédemption du roi étoit encore ou en partie à payer ; et que sur ce et par ce point le roi de France et ses sujets avoient bon droit et juste cause de briser la paix et de guerroyer les Anglois, et eux tollir l’héritage que ils tenoient deçà la mer. Encore fut adonc dit au roi secrètement et par grand’délibération : « Cher sire, entreprenez hardiment la guerre, vous y avez cause, et sachez que sitôt que vous l’aurez entreprise, vous verrez et trouverez que les trois parts du pays de la duché d’Aquitaine se tourneront devers vous, prélats, comtes, barons, chevaliers et écuyers, et bourgeois de bonnes villes. Veci pourquoi et comment : le prince procède à élever ce fouage, dont pas ne viendra à chef, mais en demeurera en la haine et malveillance de toutes personnes. Et sont ceux de Poitou, de Xaintonge, de Quersin, de Limosin, de Rouergue, de la Rochelle, de telle nature qu’ils ne peuvent aimer les Anglois, quelque semblant qu’ils leur montrent. Et les Anglois aussi, qui sont orgueilleux et présomptueux ; ne les peuvent aussi aimer, ni ne firent-ils oncques, et encore maintenant moins que oncques : mais les tiennent en grand dépit et vileté. Et ont les officiers du prince si surmonté toutes gens en Poitou, en Xaintonge et en la Rochelle, qu’il prennent tout en abandon : et y font si grands levées, au titre du prince, que nul n’a rien ou sien. Avec ce, tous les gentilshommes du pays ne peuvent venir à nul office ; car tout emportent les Anglois et les chevaliers du prince. »

Ainsi étoit, tard et tempre, le roi de France induit et conseillé à mouvoir guerre. Et mêmement le duc d’Anjou, qui pour le temps se tenoit en la cité de Toulouse, y mettoit grand’peine et désiroit moult que la guerre fût renouvelée, comme celui qui ne pouvoit aimer les Anglois, pour aucunes déplaisances que au temps passé lui avoient faites. D’autre part, les Gascons soigneusement disoient au roi de France : « Cher sire, nous tenons à avoir notre ressort en votre cour ; si vous supplions que vous nous faites droit et loi, si comme votre cour est la plus droiturière du monde, du prince de Galles, sur les grands griefs qu’il nous veut faire et à nos gens ; et si vous nous faillez de faire droit, nous nous pourchasserons ailleurs, et rendrons et mettrons en cour de tel seigneur qui nous fera avoir raison, et vous perdrez votre seigneurie. » Le roi de France, qui enuis eût ce perdu, car à grand blâme et préjudice lui fût tourné, leur répondit moult courtoisement que jà par faute de loi et de conseil ils ne se trairoient en autre cour que en la sienne ; mais il convenoit user de telles besognes par grand avis[1]. Ainsi les démena-t-il près d’un an, et les fesoit tenir tous cois à Paris ; mais il payoit leurs frais et leur donnoit encore grands dons et grands joyaux, et toudis enquéroit secrètement si la paix étoit brisée entre lui et les Anglois, et si ils la maintiendroient. Et ils répondoient que jà de la guerre au lez de delà ne lui faudroit ensoinnier ; car ils étoient assez forts pour guerroyer le prince et sa puissance. Le roi, de l’autre côté, tâtoit aussi tout bellement et secrètement ceux d’Abbeville et de Ponthieu, quels ils les trouveroit, et s’ils demeureroient Anglois ou François. Ceux d’Abbeville ne désiroient autre chose que d’être François, tant haioient-ils les Anglois. Ainsi acquéroit le roi de France amis de tous lez ; car autrement il n’eût osé faire ce qu’il fit.

En ce temps fut né, par un advent, Charles de France, ains-né fils au roi de France, l’an 1368[2] dont le royaume fut tout réjoui. En devant ce avoit été né Charles de Labreth, fils au seigneur de Labreth. De la nativité de ces deux enfans, qui étoient cousins germains, fut le royaume réslescié et par espécial le roi de France.

  1. Les manuscrits de la Bibliothèque du Roi 8323 et 8343, qui contiennent l’abrégé d’une partie du premier livre de Froissart, renferment aussi quelques pièces intéressantes insérées à la fin du volume et séparées par un espace qu’on a laissé en blanc. De ce nombre est l’acte suivant, passé au sujet de cet appel entre le roi de France et quelques-uns des nobles de la Guyenne.

    « Cy ensuivent les convenances que firent ensemble le roi de France Charles le Quint et le comte d’Armagnac et autres nobles du pays de Guienne meus à cause des appellations faictes contre le prince de Galles, duc de Guienne.

    « Premièrement que ou cas que par la dicte appellation recepvoir les dits rois d’Angleterre ou le prinche de Galles son filz nous feroient guerre ou au dit appelant, ce que faire ne debvroient considéré la dicte paix, nous ne ferons point les rénunciations ou ressors ou souveraineté de la duché de Guienne, ne des aultres qui ont été baillés et délivrés au dit roy d’Angleterre à cause de la dicte paix, ne jamais ou temps advenir nous ne nos successeurs ou cas dessus dits ne ferons les dictes renunciations sans le consentement des dits appellans ou de leurs successeurs et ce leur avons nous promis et promettons an dit conte en bonne et loiale foi et en parolle de roy.

    Item aussi que le dit appellant ou cas dessus-dit ne le pourra delessier de son appel ne entrer en l’obéissance du roy d’Angleterre ou de son filz le prince se ce n’estoit de notre accort et consentement et ne pourra consentir comme dit est sans notre consentement et volenté que les dits roy d’Angleterre ou le prinche aient le derrain ressort de la souveraineté roiaulx de lui ne de son païs, et aussi le dit conte et Jehan d’Armignac son filz le nous ont juré en notre présence sur saintes évangiles et sur la vraie croix.

    Item le dit conte d’Armignac appellant ne pourra faire aucun pact traittié ou accord ne treves quelconques pour luy ses adhérents ne pour les païs sans notre consentement ou de celui qui pour le temps sera pour nous sur le païs, ne nous ne feron paix, trèves, pacts ne aultres acors avec le dit prinche ou aultre aidant sans ce que les appellans y soient comprins.

    Item nous avons promit au dit conte d’Armignac en bonne foy et en parolle de roy que ou cas dessus dit, c’est assavoir la dicte appellation faicte et la guerre pour ce commenchée ou continuée après l’appel celle que seroit comménchée et par nous l’appel receu donnés rescrips ou inhibitions nous ne ferons le renunciations dessus dictes sans le consentement du dit conte.

    Item le dit conte et Jehan d’Armignac son filz ont juré en notre présence que l’appellation dessus dicte faite receue et guerre pour ce commenchée ou continuée comme dit est après l’appel par nous receue et donnés rescrips, etc., etc., et la renonciation non faitte ilz ne leurs hoirs ne successeurs n’entreront jamais en l’obéissance du roy d’Angleterre ne du prinche ne ne renoncheront sans notre licence et consentement à l’appellation par eulx faicte ne ne consentiront que le roy d’Angleterre ou le prinche aient la derraine souveraineté ou ressort d’eulx ne de leurs terres et païs se ce n’estoit de notre consentement ou de nos successeurs roys de France qui pour le temps seront.

    Item et plusieurs de nos conseillers des queulx noms sont escrips cy après avons fait jurer en notre présence qu’ils ne nous conseilleront aultrement ne ne consentiront que ou cas dessus dicts c’est assavoir la dite appellation faicte et recheue nous fachons les renunciations et ressors et souverainetés dessus dits sans le consentement du dit conte appellant ou de leurs hoirs et successeurs c’est assavoir l’archevesque de Sens, le chancelier de France, l’évesque de Coutances, l’évesque de Chartres, l’évesque de Nevers, l’évesque de Paris, Pierre de Villiers, chevalier ; Pierre d’Olmont, chevalier ; l’abbé de Clugny, le duc de Berry et de Bourgoingne, le comte d’Estampes, le conte de Tanquerville, Simon de Bucy, le seigneur de Godenay, le seigneur de Bignay, maistre Pierre d’Orgemont, maistre Jacques Dandice, Anceau Choquart, maistre Jehan des Mares, Jehan de Rye, chevalier, et Guillaume de Dormans, chancellier du Dauphiné ; Loys de Sansserre, maréchal ; le conte de Monthyon, Pierre Davoir, chevalier ; Françoys de Périlleux, chevalier ; Bureau de la Rivière, Nicholas Braque, Pierre de Thenneuse, Philippe de Smosy, le prévost de Paris, le doyen de Paris, Alphons Charrier, le grand prieur de France, le maistre des albalestriers et Charles de Poitiers, chevalier.

  2. Cet enfant, qui fut depuis roi sous le nom de Charles VI, naquit à Paris, le 3 décembre, premier dimanche de l’Avent.