Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 569-570).

CHAPITRE CCLXIX.


Comment messire Simon de Burlé et messire d’Angouse furent déconfits des François, dont le roi de France fut grandement joyeux.


En la garnison de Bourdille, en la comté de Pierregord, avec les deux dessus nommés capitaines, avoit grand’foison de bons compagnons, que le comte de Pierregord y avoit ordonnés et établis pour aider à garder la forteresse, laquelle étoit bien pourvue de toute artillerie, de vins et de vivres et de toutes autres pourvéances, pour la tenir bien et longuement, et aussi ceux qui la gardoient en étoient en bonne volonté. Si eurent devant Bourdille, le siége pendant, plusieurs grands appertises d’armes faites, maint assaut et mainte envaye, mainte recueillette et mainte escarmouche, et presque tous les jours ; car les écuyers dessus dits étoient hardis, entreprenans et orgueilleux, et qui petit aimoient les Anglois. Si venoient souvent à leurs barrières escarmoucher : une fois perdoient, et l’autre gagnoient, ainsi que les aventures aviennent en tels faits d’armes et en semblables. Et d’autre part en Poitou, sur la marche du pays d’Anjou et de Touraine, étoient bien mille combattans François, Bretons, Bourguignons, Picards, Normands et Angevins ; et couroient moult souvent et tous les jours en la terre du prince, et y faisoient grand dommage : desquels étoient capitaines messire Jean de Bueil, messire Guillaume des Bordes, messire Louis de Saint-Julien et Kerauloet le Breton.

À l’encontre de ces gens d’armes se tenoient aussi, sur les frontières de Poitou et de Xaintonge, aucuns chevaliers du prince, et par espécial messire Simon de Burlé et messire d’Angouses ; mais ils n’avoient mie la quarte partie de gens que les François, quand ils chevauchoient, se trouvoient ; car ils étoient toujours mille combattans ou plus ensemble, et les Anglois deux ou trois cents du plus ; car le prince en avoit envoyé en trois chevauchées grand’foison, à Montalban plus de cinq cents avec messire Jean Chandos, et ès terres du comte d’Armignac et du seigneur de Labreth ; aussi grand’foison avec messire Hue de Cavrelée, et la plus grand’partie avec le comte de Cantebruge son frère devant Bourdille. Pour ce ne demeuroit mie que ceux qui étoient en Poitou contre ces François ne s’acquittassent bien et loyaument de faire leur devoir de chevaucher et de garder les frontières à leur pouvoir ; et toujours l’ont ainsi fait les Anglois et toutes manières de gens de leur côté, ni n’ont point ressoingnié ni refusé, pour ce s’ils n’étoient moult grand’foison. Donc il avint un jour que les François furent informés de vérité que les Anglois chevauchoient et étoient sur les champs ; et de ce furent-ils tout joyeux, et se ordonnèrent et recueillirent selon ce, et se mirent en embûche toutes leurs routes. Ainsi que les Anglois retournoient, qui lors une chevauchée avoient faite entre Lusignan et Mirebel, sur une déroute chaussée qui est là, les François leur saillirent au-devant, qui bien étoient sept cents combattans, dont les dessus dits capitaines étoient meneurs, conduiseurs et gouverneurs : messire Jean de Bueil, messire Guillaume des Bordes, messire Louis de Saint-Julien et Kerauloet. Là eut grand hutin et dur, et fort rencontre et maint homme renversé par terre. Car les Anglois se mirent à défense bien et hardiment, et se combattirent bien et vaillamment tant qu’ils purent durer, et y firent les aucuns grands appertises d’armes, et y furent très bons chevaliers messire Simon de Burlé et messire d’Angouses. Mais finablement ils n’eurent point le meilleur ; car ils n’avoient que une poignée de gens au regard des François. Si furent déconfits et leur convint fuir. Si se sauva messire d’Angouses au mieux qu’il put, et s’en vint bouter au châtel de Lusignan ; et messire Simon de Burlé fut si près poursuivi que, sur une déroute chaussée, il fut r’atteint et ne put plus fuir ni échapper des François. Si fut là pris le dit chevalier, et toutes ses gens morts ou pris ; petit s’en sauvèrent. Et retournèrent les François en leurs garnisons, qui furent grandement réjouis de cette aventure ; et aussi fut le roi de France, quand il le sçut ; et le prince de Galles durement courroucé de cette avenue, qui moult plaignit la prise de son chevalier messire Simon de Burlé, que moult il prisoit et aimoit. Et c’étoit bien raison ; car au voir dire ce avoit été par tout son temps un appert homme d’armes, hardi et courageux, et qui vaillamment s’étoit porté pour son seigneur le roi d’Angleterre et sa partie. Si avoient fait les autres compagnons qui furent là pris ou morts sur cette chaussée, dont non pas seulement le prince, mais ceux de son conseil furent très dolens ; et ce n’étoit pas merveille, car on dit communément que un homme vaut cent et que cent ne valent pas un. Et au voir dire, aucunes fois il advient que par un homme un pays en est tout radressé et réjoui, par son sens et par sa prouesse, et d’un autre un pays tout perdu et désespéré. Or va ainsi à la fois des choses.