Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 571-573).

CHAPITRE CCLXXI.


Comment l’archevêque de Toulouse convertit à la partie du roi de France la cité de Caours et plusieurs autres cités et villes ; et comment le duc de Guerle et cil de Juliers défièrent le roi de France.


Entrementes que ces gens d’armes François se tenoient si efforcément en Quersin sur les marches de Limousin et d’Auvergne, le duc de Berry étoit autre part en Auvergne, là où il avoit et tenoit grand nombre de gens d’armes, tels que monseigneur Jean d’Armignac son serourge, monseigneur Jean de Villemur, Roger de Beaufort, le seigneur de Beaujeu, le seigneur de Villars, le seigneur de Serignac, le seigneur de Chalençon, monseigneur Griffon de Montagu, monseigneur Hugue Dauphin, avec grand foison de bonnes gens d’armes ; et couroient sur les marches de Rouergue, de Limousin et de Quersin, et appovrissoient, dommageoient et honnissoient durement le pays où ils conversoient ; ni nul ne duroit devant eux. Donc il avint pour lors que, par le promouvement de monseigneur le duc d’Anjou, qui voyoit ses besognes en bon parti, et que le duc de Berry et ses gens tenoient les champs en Quersin et en Rouergue, il fit partir de Toulouse celui qui en étoit archevêque, lequel étoit un grand clerc et vaillant homme durement, et icelui il fit chevaucher et aller vers la cité de Caours dont son frère étoit évêque[1]. Le dit archevêque de Toulouse prêcha là tellement et par si bonne manière la querelle du roi de France, que la dite cité de Caours se tourna Françoise, et jurèrent foi et loyauté de ce jour en avant à tenir au roi de France.

En après le dit archevêque chevaucha outre, et partout prêchoit et montroit le bon droit du roi de France, et tellement se portoit que tout le pays se tournoit. Et fit lors tourner plus de soixante que cités, que villes, que châteaux, que forteresses, parmi le confort des gens du duc de Berry, c’est à savoir, messire Jean d’Armignac, et les autres qui chevauchoient au pays. Si fit tourner Figeac, Gramat, Capedenac[2] et plusieurs autres bonnes villes et forts châteaux ; car il prêchoit que le roi de France avoit si grand droit et si bon en cette querelle que les gens qui l’oyoient parler le croyoient du tout. Et aussi de nature et de volonté, ils étoient trop plus François qu’ils n’étoient Anglois, qui bien aidoit à la besogne. En telle manière, comme le dit archevêque alloit prêchant et montrant la querelle et le droit du roi de France ès mettes et limitations du pays de Languedoc, étoient en Picardie plusieurs prélats et clercs de droit qui bien et suffisamment en faisoient leur devoir de prêcher et montrer aux gens et communautés des cités et bonnes villes. Et par espécial messire Guillaume de Dormans prêchoit la dite querelle du roi de France, de cité en cité, de bonne ville en bonne ville, si sagement et si notablement, que toutes gens y entendoient volontiers ; et étoient les besognes du royaume par lui et par ses paroles tellement colorées que merveilles seroit à ouïr et recorder.

Et avecques ce le roi de France, mu de dévotion et de humilité, faisoit continuellement faire en la ville de Paris processions de tout le clergé, et lui-même, tout déchaux et nuds pieds, et madame la roine aussi, en tel état y alloient, en suppliant et requérant dévotement à Dieu qu’il voulsist entendre à eux et aux faits et besognes du royaume, qui long-temps avoit été en grand’tribulation. Et faisoit le dit roi de France partout son royaume être son peuple, par contrainte des prélats et des gens d’église, en cette affliction.

Tout par semblable manière faisoit le roi d’Angleterre en son royaume ; et avoit un évêque pour le temps â Londres[3], qui en faisoit plusieurs grands et belles prédications ; et disoit et montroit au peuple en ses sermons et prédications, que le roi de France et les François, à leur trop grand tort et préjudice, avoient renouvelé la guerre, et que c’étoit contre droit et raison par plusieurs points et articles qu’il leur montroit. Au voir dire, il étoit de nécessité à l’un roi et à l’autre, puisque guerroyer vouloient, qu’ils fissent mettre en termes et remontrer à leur peuple l’ordonnance de leur querelle, parquoi chacun entendît de plus grand’volonté à conforter son seigneur ; et de ce étoient-ils tous réveillés en l’un royaume et en l’autre. Le roi d’Angleterre avoit envoyé en Brabant et en Hainaut pour savoir s’il en seroit point aidé ; et avoit par lignage souvent prié le duc Aubert, qui tenoit en bail pour ce temps la comté de Hainaut, qu’il voulsist ouvrir son pays pour passer, aller, demeurer et séjourner, si mestier étoit, pour entrer par cestui pays au royaume de France et y faire guerre. Le duc Aubert, à la prière du roi d’Angleterre son oncle et de madame la roine sa tante, fut assez légèrement descendu en bonne volonté, par le pourchas et monition de monseigneur Édouard de Guerles qui faisoit partie pour le dit roi, et qui avoit sa fille épousée, et du duc de Juliers son cousin germain. Ces deux, pour ce temps, étoient de foi et hommage loiés et enconvenancés au roi d’Angleterre, et avoient jà été priés et avisés du roi d’Angleterre, qui avoit envoyé devers eux grands messages, qu’ils retinssent gens chacun jusques à mille lances et ils seroient délivrés pour un an. Ces deux seigneurs y avisèrent. Et eût volontiers le roi d’Angleterre vu que le duc Aubert eût été de leur alliance. Et en étoit ledit duc grandement tenté, parmi grands dons et grands profits que le roi d’Angleterre lui promettoit à donner et à faire, par ses chevaliers qu’il avoit envoyés devers lui, et par le seigneur de Gommignies qui se tenoit de-lez le roi, et qui étoit des chevaliers du roi, et qui, pour cette cause en partie, étoit retourné en Hainaut. À ce donc et en ce temps avoit en Hainaut grand conseil et bon de monseigneur Jean de Werchin, sénéchal de Hainaut, par qui tout le pays étoit gouverné, et lequel étoit sage homme et vaillant chevalier durement, et bon François. Le sénéchal étoit tant cru et tant aimé du dit duc et de madame la duchesse, qu’il brisa tous les propos des Anglois, parmi l’aide du comte de Blois et de messire Jean de Blois son frère, et du seigneur de Barbançon et du seigneur de Ligne, que le duc Aubert et tout le pays demeurèrent neutres et ne se durent tourner ni d’une partie ni d’autre, et ainsi répondit madame Jeanne duchesse de Brabant. Le roi Charles de France, qui étoit sage et subtil, avoit charpenté et ouvré tous ces traités trois ans en devant ; et bien savoit-il qu’il avoit de bons amis en Hainaut et en Brabant, et par espécial la plus grand’partie des consaulx des seigneurs. Et pour sa guerre embellir et colorer, il fit copier par ses clercs plusieurs lettres touchans à la paix confirmée à Calais, et là en dedans enclorre toute la substance du fait, et quelle chose le roi d’Angleterre et ses enfans avoient juré à tenir, et en quoi par leurs lettres scellées ils s’étoient soumis, et des renonciations aussi qu’ils avoient faites, et des commissions qu’ils devoient avoir sur ce baillées à leurs gens, et tous les points et articles qui étoient pour lui, en condamnant le fait des Anglois, et ces lettres publier ens ès chambres et compagnies des seigneurs et de leur conseil, afin que ils en fussent mieux informés.

Tout en telle manière et à l’opposite faisoit le roi d’Angleterre ses remontrances et ses excusations en Allemagne, là où il pensoit que elles lui pussent aider et valoir. Le duc de Guerles, neveu au roi d’Angleterre, fils de sa sœur, et le duc de Juliers cousin germain à ses enfans, lesquels étoient pour le temps bons Anglois et loyaux, avoient pris en grand dépit l’ordonnance des défiances que le roi de France avoit faites faire par un garçon, et en reprenoient le roi de France et blâmoient grandement, et son conseil, quand par telle manière l’avoient fait ; car guerre de si grands seigneurs et renommés comme du roi de France et du roi d’Angleterre, devoit être ouverte et défiée par gens notables, tels que grands prélats, évêques, ou abbés ; et disoient que les François l’avoient conseillé au roi à faire, par grand’orgueil et présomption. Si envoyèrent les dessus dits défier le roi de France moult notablement ; et scellèrent plusieurs chevaliers d’Allemagne avec eux ; et étoit leur intention que d’entrer temprement en France, et d’y faire un si grand cram, que il y parût vingt ans après. Mais de ce ne firent-ils rien : car leur propos fut brisé par autre voie qu’ils ne cuidoient adonc, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

  1. L’archevêque de Toulouse d’alors était Geoffroy de Vayrolles et l’évêque de Cahors, Begon de Castelnau. Ainsi, il n’est pas possible que ces deux prélats fussent frères.
  2. Ces trois places sont situées dans le Quercy, à une petite distance de Cahors.
  3. Le docteur Simon Théobald Sudbury.