Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 594-595).

CHAPITRE CCXCIV.


Comment le duc de Bourgogne se partit de Tournehen, environ mie-nuit, sans point combattre le duc de Lancastre.


Depuis cette avenue n’y eut nul fait d’armes qui à recorder fasse. Si déplaisoit-il bien à aucuns chevaliers de l’un côté et de l’autre de ce que l’on ne se combattoit point ; et disoit-on tous les jours : « On se combattra demain ! » et ce jour ne vint oncques ; car, si comme ci-dessus est dit, le duc de Bourgogne ne vouloit mie briser l’ordonnance du roi son frère ni aller encontre, car il lui étoit étroitement commandé ; et avoit toujours messages allans et venans du roi au duc et du duc au roi. Le duc de Bourgogne, si comme je fus adonc informé, imagina et considéra qu’il gissoit là à grands frais, et qu’il n’y pouvoit être longuement honorablement ; car il avoit bien quatre mille chevaliers et plus, et il véoit tous les jours ses ennemis qui n’étoient que une poignée de gens contre les siens, ni point ne les avoit combattus ni ne combatttoit. Si envoya de ses chevaliers devers le roi son frère, qui lui remontrèrent vivement son intention. Le roi connut assez que le duc avoit raison : si lui remanda que, ses lettres vues, il délogeât et donnât à toutes ses gens congé, et se retraist vers Paris ; car il même y alloit, et là l’ordonneroit-il d’aller autre part. Quand le duc de Bourgogne ouït ces nouvelles, si les signifia secrètement aux plus grands de son ost, et dit : « Il nous faut déloger, le roi nous remande. » Quand ce vint à heure de mie-nuit, ceux qui étoient informés de ce fait eurent tout troussé et furent tous montés, ils boutèrent le feu en leur logis[1].

À cette heure revenoit messire Henry de Sanselles à son logis, et faisoit le guet des gens messire Robert de Namur à qui il étoit. Si aperçut un feu, et puis deux, et puis trois ; si dit en soi-même ; « Les François nous pourroient bien venir réveiller ; ils en font droitement contenance : allons, allons, dit-il à ceux qui étoient de-lez lui, devers messire Robert ; si l’éveillerons parquoi il soit pourvu bien et à heure. »

Si s’en vint tantôt le dit messire Henry en la loge de monseigneur Robert, et appela ses chambellans et dit : « Il faut que monseigneur s’éveille. » Les varlets allèrent jusques au lit, et le dit messire Henry de-lez eux, qui éveilla le dit monseigneur Robert et lui dit tout l’affaire ainsi qu’il alloit. Donc, répondit monseigneur Robert : « Nous aurons assez tôt autres nouvelles ; faites armer et appareiller nos gens. » Et il même s’arma et appareilla tantôt. Et quand ses gens furent venus, il fit prendre sa bannière et s’en alla devers la tente du duc de Lancastre qui jà s’armoit, car on lui avoit jà signifié ces nouvelles ; et fut tantôt appareillé, et se traist devant sa tente, sa bannière en présent. Et là vinrent les seigneurs petit à petit devers le duc de Lancastre ; et ainsi qu’ils venoient ils se rangeoient et se tenoient tous cois et sans lumière. Et envoya adonc par ses maréchaux le duc ranger tous ses archers au devant du lieu par où il espéroit que les François le viendroient combattre, si ils venoient, car, pour certain, ils cuidoient bien être combattus. Quand ils eurent été en cel état bien deux heures, et ils virent que nul ne venoit, si furent plus émerveillés que devant. Adonc appela le duc de Lancastre aucuns seigneurs qui là étoient de-lez lui, et leur demanda quelle chose en étoit bonne à faire. L’un disoit d’un, et l’autre d’autre, chacun son opinion ; et quand le duc vint à ce vaillant chevalier, messire Gautier de Mauny, il demanda : « Et vous, messire Gautier, qu’en dites-vous ? » — « Je ne sais, ce dit messire Gautier ; si j’en étois cru, je ordonnerois mes archers et mes gens d’armes par manière de bataille, et irois toujours avant petit à petit, car il sera tantôt jour ; si verra-t-on devant soi. » Le duc se assentoit bien à ce conseil, et les autres conseilloient le contraire et disoient au duc qu’il ne se bougeât. Si furent en ce détri et en ce débat jusques adonc qu’on ordonna des gens de messire Robert de Namur, et des gens monseigneur Waleran de Borne pour monter à cheval, pourtant qu’ils étoient habillés, et légers, et bien montés, et bien savoient chevaucher. Si s’en partirent adonc trente des plus appareillés, et chevauchèrent devers, l’ost et s’avalèrent tout bas. Pendant que ceux firent leur chemin, encore dit messire Gautier de Mauny au duc : « Sire, sire, ne me croyez jamais si ces François ne s’enfuient ; montez, et faites monter vos gens, et les poursuivez asprement et vous aurez une belle journée. » Adonc répondit le duc, et dit : « Messire Gautier, j’ai usé par coseil jusques à ores, et encore ferai ; mais je ne pourrois croire que tant de vaillans gens d’armes et de noble chevalerie qui là sont se dussent ainsi partir : espoir les feux qu’ils ont faits, c’est pour nous attraire ; et tantôt nos coureurs reviendront qui nous en diront la vérité. »

  1. L’armée française décampa de Tournehen le mercredi 12 septembre, suivant la Chronique de France.