Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXCIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 601-603).

CHAPITRE CCXCIX.


Comment messire Jean Chandos fut navré à mort, et ses gens déconfits et pris, dont le prince de Galles et tous ceux du côté d’Angleterre furent grandement courroucés.


Entre ces ramposnes et paroles de messire Jean Chandos qu’il faisoit et disoit aux François, un Breton prit son glaive et ne se put abstenir de commencer la mêlée, et vint asséner à un écuyer anglois qui s’appelait Simekins Dodale ; et lui arrêta son glaive en la poitrine ; et tant le bouta et tira que le dit écuyer il mit jus dessus son cheval à terre. Messire Jean Chandos, qui ouït effroi derrière lui, se retourna sur son côté et vit gésir son écuyer à terre, et que on féroit sur lui : si s’échauffa en parlant plus que devant, et dit à ses compagnons et à ses gens : « Comment ! lairez-vous ainsi cet homme tuer ? À pied, à pied ! » Tantôt il saillit à pied ; aussi firent tous les siens, et fut Simekins rescous. Veci la bataille commencée.

Messire Jean Chandos, qui étoit grand chevalier, fort et hardi, et conforté en toutes ses besognes, sa bannière devant lui, environné des siens, et vêtu dessus ses armures d’un grand vêtement qui lui battoit jusques à terre, armoyé de son armoirie, d’un blanc samit à deux pels aguisés de gueules, l’un devant et l’autre derrière, et bien sembloit suffisant homme et entreprenant, en cel état, pied avant autre, le glaive au poing, s’en vint sur ses ennemis. Or faisoit à ce matin un petit reslet : si étoit la voie mouillée ; si que, en passant, il s’entortilla en son parement qui étoit sur le plus long, tant que un petit il trébucha. Et veci un coup qui vint sur lui, lancé d’un écuyer qui s’appeloit Jacques de Saint-Martin, qui étoit fort homme et appert durement ; et fut le coup d’un glaive qui le prit en chair, et s’arrêta dessous l’œil, entre le nez et le front ; et ne vit point messire Jean Chandos le coup venir sur lui de ce lez-là, car il avoit l’œil éteint ; et avoit bien cinq ans qu’il l’avoit perdu ès landes de Bordeaux en chassant un cerf. Avec tout ce meschef, messire Jean Chandos ne porta oncques point de visière. Si que en trébuchant, il s’appuya sur le coup, qui étoit lancé de bras roide : si lui entra le fer là dedans, qui s’encousit jusques au cervel ; et puis retira cil son glaive à lui. Messire Jean Chandos, pour la douleur qu’il sentit, ne se put tenir en estant ; mais chéy à terre et tourna deux tours moult douloureusement, ainsi que cil qui étoit féru à mort ; car oncques, depuis le coup, ne parla.

Quand ces gens virent celle aventure, ils furent tous forcennés. Adonc saillit avant son oncle Édouard Cliffort qui le prit entre ses cuisses ; car les François tiroient qu’ils l’eussent devers eux ; et le défendit de son glaive très vaillamment, et lançoit les coups si grands et si arrêtés que nul ne l’osoit approcher. Là étoient deux autres chevaliers, messire Jean Chambo et messire Bertran de Casselies qui sembloient bien être hors du sens pour leur maître qu’ils voyoient là gésir. Les Bretons, qui étoient plus que les Anglois, furent grandement reconfortés quand ils virent le capitaine de leurs ennemis à terre ; et bien pensoient qu’il étoit navré à mort. Si s’avancèrent en disant : « Par Dieu, seigneurs Anglois, vous nous demeurerez tous, vous ne nous pouvez échapper. » Là firent les dits Anglois merveilles d’armes, tant pour eux garder et ôter du danger où ils étoient, que pour contrevenger messire Jean Chandos, lequel ils véoient en dur parti. Cil Jacques de Saint-Martin, qui donné avoit ce coup, fut avisé d’un écuyer de monseigneur Jean Chandos : si vint sur lui moult arréement, et le férit en encousant de son glaive, et le traperça tout outre parmi les deux cuisses, et puis retraist son glaive. Pour ce ne laissa mie encore cil Jacques de Saint-Martin à combattre. Si messire Thomas de Percy, qui premièrement étoit venu au pont, eût rien sçu de cette aventure, les gens de messire Jean Chandos eussent été par lui grandement réconfortés : mais nennil ; ainçois, pour ce qu’ils n’oyoient nulles nouvelles des Bretons, dont ils savoient la route grande et grosse, ils cuidoient qu’ils fussent retraits. Si se retraist aussi le dit messire Thomas et ses gens, et tinrent le chemin de Poitiers ; ni pour lors, ils ne sçurent rien de la besogne. Là se combattirent les François et les Anglois un grand temps devant le pont de Luzac, et y eut fait mainte grand’appertise d’armes. Briévement les Anglois ne purent là souffrir ni porter le faix des Bretons et des François ; et furent là ainsi presque tous déconfits et pris la plus grand’partie ; mais toujours se tenoit Édouard Cliffort qui point ne se vouloit partir de son neveu. Et si les François eussent eu leurs chevaux, ils s’en fussent partis à leur honneur et en eussent mené de bons prisonniers : mais ils n’en avoient nuls ; car les garçons, si comme ci-dessus est dit, s’en étoient fuis atout : et aussi ceux des Anglois s’étoient retraits et détournés bien avant de la besogne. Si demeurèrent en ce danger, dont ils étoient tout courroucés ; et disoient entre eux : « Veci mauvaise ordonnance, et par nos garçons. La place est nôtre, et si n’en pouvons partir ; car dur nous est, qui sommes armés et travaillés, d’aller à pied parmi ce pays qui nous est tout contraire ; et si sommes plus de cinq lieues arrière de la plus prochaine forteresse que nous ayons : et si avons ci de nos gens que nous ne pouvons laisser derrière, qui sont navrés et blessés. » Entre ce qu’ils étoient en cel estrif, et que ils ne savoient lequel faire, et avoient envoyé deux de leurs Bretons tout désarmés courir par les champs pour savoir si ils verroient nuls de leurs varlets, veci monseigneur Guichart d’Angle, messire Louis de Harecourt, le seigneur de Parthenay, le sire de Tonnai-Bouton, le sire d’Argenton, le sire de Puisances, le sire de Poiane, messire Jacques de Surgières et plusieurs autres, qui bien étoient deux cents lances, qui quéroient les François ; car on leur avoit dit qu’ils chevauchoient ; et avoient proprement eu leurs chevaux le vent, et la fleur et le frais des leurs : si venoient tout abandonnant, bannières et pennons ventilans. Si tôt que les Bretons et les François les virent approcher, ils connurent bien que c’étoient leurs ennemis, les barons et les chevaliers de Poitou ; si dirent ainsi aux Anglois qui là étoient : « Veci vos gens qui vous viennent au secours, et nous savons bien que nous ne pouvons durer à eux : vous, et vous, si les commencèrent tous à nommer, étiez nos prisonniers, nous vous quittons bonnement de vos fois et de vos prisons, parmi tant que vous nous ferez bonne compagnie ; encore avons-nous plus cher que nous soyons à vous que à ceux qui viennent. » Et ceux répondirent : « Dieu y ait part. » Ainsi furent les Anglois quittes de leurs prisons et eurent prisonniers. Tantôt furent les dessus dits Poitevins venus, lances abaissées, et en écriant leurs cris ; et adonc les Bretons et les François se trairent d’un lez et dirent : « Ho ! seigneurs ! cessez, cessez, nous sommes prisonniers. » Là témoignèrent les Anglois : « Il est vérité, ils sont nôtres. » Kerlouet fut à messire Bertran de Casselies et messire Louis de Saint-Julien à messire Jean Chambo : il n’en y eut nul qui n’eût son maître.

Or furent trop durement dolents et déconfortés ces barons et ces chevaliers de Poitou, quand ils virent là leur sénéchal, monseigneur Jean Chandos gésir en tel état, et qu’il ne pouvoit parler : si commencèrent à regretter et à doulorer moult amèrement en disant : « Gentil chevalier, fleur de toute honneur, messire Jean Chandos ! à mal fut le glaive forgé, dont vous êtes navré et mis en péril de mort. » Là pleuroient moult tendrement ceux qui là étoient. Bien les entendoit et se complaignoit ; mais nul mot ne pouvoit parler. Là tordoient les mains et tiroient leurs cheveux et jetoient grands cris et grands plaints, par espécial les chevaliers et les écuyers de son hôtel. Là fut le dit messire Jean Chandos de ses gens désarmé moult doucement et couché sur targe et sur pavais, et amené et apporté tout le pas à Mortemer, la plus prochaine forteresse de là. Et les autres barons et chevaliers retournèrent à Poitiers, et là amenèrent-ils leurs prisonniers[1]. Si entendis que cil Jacques de Saint-Martin, qui avoit navré le dit monseigneur Jean Chandos fut si mal visité de ses plaies qu’il mourut à Poitiers. Le gentil chevalier dessus nommé ne vesqui de cette navrure que un jour et une nuit, et mourut : Dieu en ait l’âme par sa débonnaireté ; car oncques depuis cent ans ne fut plus courtois ni plus plein de toutes bonnes et nobles vertus et conditions, entre les Anglois, de lui.

Quand le prince et la princesse, le comte de Cantebruge, le comte de Pennebroch et les barons et chevaliers d’Angleterre, qui étoient en Guyenne, sçurent la mort du dessus dit, si furent durement courroucés et déconfortés, et dirent bien qu’ils avoient trop perdu partout, deçà et delà la mer. De ses amis et amies fut plaint et regretté monseigneur Jean Chandos ; et le roi de France et les seigneurs de France l’eurent tantôt pleuré. Ainsi aviennent les besognes. Les Anglois l’aimoient pour ce qu’en lui étoient toutes hautaines emprises : les François le hayoient pour ce qu’ils le ressoingnoient. Si l’ouïs-je bien en ce temps plaindre et regretter des bons chevaliers et vaillans de France ; et disoient ainsi, que de lui c’étoit grand dommage, et mieux vaulsist qu’il eût été pris que mort ; car s’il eût été pris, il étoit si sage et si imaginatif qu’il eût trouvé aucun moyen par quoi paix eût été entre France et Angleterre ; et si étoit tant aimé du roi d’Angleterre et de ses enfans qu’ils l’eussent cru plus que tout le monde. Si perdirent François et Anglois moult en sa mort, ni oncques je n’en ouïs dire autre chose, et plus les Anglois que les François ; car par lui, en Guyenne, eussent été faites toutes recouvrances.

  1. On peut commencer à compter ici l’année 1370.