Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXCVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 596-598).

CHAPITRE CCXCVI.


Comment le duc de Lancastre se partit de Calais et courut et exilla la terre au comte de Saint-Pol, et aussi le pays de Vimeu et de Normandie ; et comment messire Hue de Châtillon fut pris.


Quand le duc de Lancastre fut retrait à Calais après le département de Tournehen, si comme ci-dessus est contenu, et il et ses gens s’y furent reposés et rafraîchis par trois jours, il eut conseil et avis qu’il istroit hors, et trairoit ses gens sur les champs et chevaucheroit en France. Si fut commandé et ordonné ainsi de par les maréchaux, le comte de Warvich et messire Roger de Beauchamp, que chacun se traisît sur les champs. Laquelle chose on fit volontiers ; car ils désiroient trop chevaucher en France. Lors se départirent de Calais toutes manières de gens d’armes et d’archers moult ordonnément ; car chacun savoit quelle chose il devoit faire, et où il étoit ordonné d’aller. Si éloignèrent Calais ce premier jour tant seulement de cinq lieues. À lendemain, ils vinrent devant Saint-Omer, et là eut grand’escarmouche à la porte, mais les Anglois n’y arrêtèrent point plenté. Si passèrent outre et vinrent loger sur les monts de Herfaut[1], et le tiers jour coururent-ils devers la cité de Thérouenne. Là étoit le comte Guy de Saint-Pol atout grand’foison de gens d’armes. Si n’y arrêtèrent point les Anglois et passèrent outre, et prirent le chemin de Hesdin, et se logèrent ce soir sur une petite rivière.

Quand le comte de Saint-Pol sentit que les Anglois s’en alloient vers son pays, il connut bien qu’il n’y alloient mie pour son profit, car trop le haioient : si se partit de nuit et recommanda la cité au seigneur de Sempy et à monseigneur Jean de Roye, et chevaucha tant qu’il vint à la ville de Saint-Pol. À lendemain, à heure de prime, les Anglois furent devant, et là eut grand’escarmouche ; et vint grandement bien à point la venue du comte à ceux de la ville de Saint-Pol, car par lui et par ceux qu’il amena fut la ville gardée. Si vous dis que le duc de Lancastre et toutes ses gens se reposèrent du tout à leur aise, et rafraîchirent en la comté de Saint-Pol, et ardirent et exillièrent tout le plat pays, et y firent moult de dommages, et furent devant le châtel de Pernes[2] où madame du Douaire[3] se tenoit ; et proprement en avisant le fort, le duc de Lancastre tâta les fonds des fossés à un glaive ; mais point n’y assaillirent, combien qu’ils en fissent grand semblant. Si passèrent outre et vinrent devant Lucheu[4], un très bel châtel du dit comte : si ardirent la ville, mais le château n’eut garde ; puis passèrent outre en approchant Saint-Riquier en Ponthieu. Et ne cheminoient les dits Anglois le jour que trois ou quatre lieues : si ardoient et exilloient tout le plat pays où ils conversoient. Si passèrent la rivière de Somme à la Blanche-Tache, au-dessous d’Abbeville, et puis entrèrent au pays de Vimeu, et avoient intention de venir à Harefleu, sur la rivière de Saine, pour ardoir la navie du roi de France. Le comte de Saint-Pol et messire Moreau de Fienne, connétable de France, atout grands gens d’armes, costioient et poursuivoient l’ost des Anglois, par quoi les Anglois ne s’osoient dérouter, fors aller leur droit chemin ou chevaucher en si grand’route que pour combattre les François si ils se fussent, par aucune aventure, traits avant. Et aussi cheminèrent et chevauchèrent tout le pays de Vimeu, et la comté d’Eu, et entrèrent en l’archevêché de Rouen, et passèrent au-dessus de Dieppe, et chevauchèrent, et firent tant par leurs journées qu’ils vinrent devant Harefleu, et là se logèrent. Le comte de Saint-Pol s’étoit avancé et étoit entré dans la ville atout deux cents lances.

Là furent les Anglois devant Harefleu trois jours ; mais rien n’y assaillirent. Au quart jour ils se délogèrent et départirent, et prirent leur retour parmi la terre du seigneur d’Estouteville[5] lequel ils n’aimoient mie plenté, et l’ardirent et exillièrent toute ou en partie ; et puis s’en revinrent parmi le Véguecin et ravalèrent devers Oisemont[6], pour revenir passer la rivière de Somme à la Blanche-Tache. En ce temps étoit en la bonne ville d’Abbeville messire Hue de Châtillon, maître des arbalêtriers de France, capitaine et souverain. Quand il sentit que le duc de Lancastre devoit repasser, il s’arma et fit armer dix ou douze tant seulement de ses compagnons et monter à cheval, et dit qu’il vouloit aller voir la porte de Rouvroy, par quoi il n’y eût point de deffaute, et que les Anglois, qui ne devoient mie passer trop loin de ce lez-là devers eux, ne la trouvassent mie nicement gardée. Encore étoit-il moult matin et faisoit moult grand’bruine : messire Nichole de Louvaing, qui du temps passé avoit été sénéchal de Ponthieu, lequel messire Hue de Châtillon avoit, en celle propre année, pris et rançonné à dix mille francs, dont trop bien l’en souvenoit, et qui avoit grand’entente de regagner et reconquerre s’il pouvoit, s’étoit, lui vingtième seulement, dès le point du jour, parti de la route du dit duc, et ainsi que cil qui savoit toutes les voies, les adresses et les détours de là environ, car il les avoit bien trois ans et plus usés et hantés, s’étoit venu bouter, sur aventure de gagner et non de perdre, et mis à embûche entre Abbeville, qui siéd sur les marches, et un autre châtel qu’on dit Rouvroy[7] ; et avoit passé un petit ru qui court parmi un marais, et étoit quatis et arrêté en vieilles maisons non habitées, qui là étoient toutes décloses. On ne cuidât jamais que la route des Anglois se dût mettre en embûche si près de la ville ; et là se tenoient les dits messire Nichole et ses gens tout cois. Et vecy chevauchant parmi ce ru de Rouvroy, lui dixième tant seulement, messire Hue de Châtillon, tout armé de toutes pièces, excepté de son bassinet, mais son page le portoit sur un coursier après lui ; et passa outre ce ruissel et un petit pont qui là étoit, et l’embûche du dessus dit messire Nichole ; et tiroit à venir à la dernière porte pour parler aux arbalêtriers qui là étoient, à savoir des nouvelles des Anglois.

Quand messire Nichole de Louvaing le vit, qui bien le reconnut, si n’eût été si lié qui lui eût donné vingt mille francs ; et saillit hors de son embûche, et dit : « Allons, allons, vecy ce que je demande, le maître des arbalêtriers ; je ne désirois autre que lui. » Lors poignit son coursier des éperons, et baissa la lance, et s’en vint sur le dit messire Hue et lui écrie : « Rends-toi, Châtillon, rends-toi, ou tu es mort. » Messire Hue, qui fut tout émerveillé dont ces gens d’armes issoient, n’eut mie le loisir de mettre son bassinet ni de monter sur son coursier, et qui se vit en si dur parti, demanda : « À qui me rendrai-je ? » Messire Nichole répondit : « À Louvaing, à Louvaing. » Et cil, pour eschever le péril et qui ne se pouvoit fuir, dit : « Je me rends. » Donc il fut pris et saisi, et lui fut dit : « Chevauchez tantôt avec nous ; vecy la route du duc qui passe ci-devant. » À celle empainte fut là occis un moult vaillant bourgeois d’Abbeville, qui s’appeloit Laurent Dautils, dont ce fut grand dommage. Ainsi fut pris et attrapé par grand’fortune messire Hue de Châtillon, maître, pour le temps, des arbalêtriers de France, et capitaine d’Abbeville, de messire Nichole de Louvaing ; de laquelle prise le duc de Lancastre eut grand’joye ; aussi eurent tous les Anglois.

  1. Probablement Helfaut ou Hellefaut, village situé dans la position indiquée par l’historien.
  2. Petite ville d’Artois sur la Clarème.
  3. Froissart veut sans doute désigner par cette expression Jeanne Bacon, dame du Molay, douairière de Jean de Luxembourg, père du comte de Saint-Paul, qu’il avait eu d’Alix de Flandre, dame de Richebourg, sa première femme.
  4. Vraisemblablement Lucheul en Picardie, près de Dourlens.
  5. Il y a deux lieux de ce nom dans le diocèse de Rouen, l’un près de Caudebec, l’autre près de Lyon.
  6. Bourg, de Picardie dans le Vimeu.
  7. Il y a plusieurs lieux de ce nom en Picardie.