Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 538-539).

CHAPITRE CCXLI.


Comment le prince envoya quatre chevaliers et quatre hérauts pour savoir le nombre des morts.


Après la déconfiture de la bataille de Najares, qui fut toute passée entre nonne et remontée, le prince de Galles fit tenir sa bannière sur un buisson tout haut, sur une petite montagne, pour rallier ses gens ; et là se recueilloient et rassembloient tous ceux qui de la chasse venoient. Là vinrent le duc de Lancastre, messire Jean Chandos, le sire de Cliçon, le captal de Buch, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, et tous les barons ; et levoient en haut leurs bannières pour recueillir leurs gens ; et se rangeoient sur les champs à la mesure que ils venoient. Là étoient aussi messire Jame, roi de Maillogres, sa bannière devant lui, où ses gens se recueilloient ; et un petit plus en sus étoit messire Martin de la Kare, la bannière son seigneur le roi de Navarre qu’il représentoit devant lui, et aussi tous les comtes et barons, laquelle chose étoit belle à regarder et considérer.

Adonc vint le roi Dan Piètre tout échauffé, qui revenoit de la chasse, monté sur un coursier noir, sa bannière armoyée de Castille devant lui ; et descendit à terre sitôt qu’il apperçut la bannière du prince, et se traist celle part. Le dit prince, quand il le vit venir, s’avança encontre lui pour l’honorer. Là se voult le roi Dan Piètre agenouiller en remerciant le prince ; mais le dit prince se hâta moult de le prendre par la main et ne le voult mie consentir. Là dit le roi Dan Piètre : « Cher et beau cousin, je vous dois moult de grâce et de louanges donner pour la belle journée que j’ai huy eue, et par vous. » Donc répondit le prince moult avisément : « Rendez-en grâces à Dieu et toutes louanges, car la victoire vient de lui et non de moi. » Lors se trairent ensemble les seigneurs du conseil du prince, et parlèrent d’autres besognes. Et fut là tant le prince que toutes ses gens furent revenus de la chasse, et qu’il eut ordonné quatre chevaliers et quatre hérauts à aller par les champs pour aviser quelles gens de pris, et quelle quantité y étoient morts et demeurés ; et aussi pour savoir la vérité du roi Henry qu’ils appeloient entre eux le bâtard, si il étoit mort ou non ; car encore n’en sçavoient-ils néant.

Après cette ordonnance, le prince et ses gens s’avalèrent ès logis du dit roi Henry et des Espaignols, Si se espardirent par ordonnance tout partout, et se logèrent bien et aisément ; car le dit logis étoit grand et étendu ; et moult y trouvèrent et largement de pourvéances, dont ils avoient eu grand’souffreté. Si soupèrent et se tinrent ce soir en grand revel. Après souper revinrent les chevaliers et les hérauts qui avoient cerché les champs et visité les morts. Si rapportèrent par compte que cinq cents et soixante hommes d’armes y étoient demeurés, Espaignols et François, mais point n’y étoit trouvé le roi Henry ; de quoi le roi Dam Piètre n’étoit mie lie ; et entre ces hommes ils n’avoient trouvé que quatre de leurs chevaliers morts, dont les deux étoient Gascons, le tiers Allemand, et le quart Anglois, messire Raoul de Ferrières ; et encore morts de communautés environ sept mille et cinq cents, sans ceux qui furent noyés, dont on ne peut sçavoir compte, et de leurs archers environ vingt, et quarante autres hommes. Si se tinrent là ce samedi au soir tout aises ; bien avoient de quoi ; et trouvèrent vins et viandes bien et plantureusement, et s’y rafraîchirent, et le dimanche toute jour, qui fut Pâques fleuries[1].

  1. Froissart se trompe : Pâques étant cette année le 18 avril, le dimanche 4 de ce mois fut le jour de la Passion.