Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 541-542).

CHAPITRE CCXLV.


Comment le roi Henry laissa sa femme et ses enfans en la garde du roi d’Arragon, et s’en vint en France guerroyer la terre du prince.


Le roi Henry, si comme ci-dessus est dit, se sauva au mieux qu’il put, et éloigna ses ennemis, et emmena sa femme et ses enfans au plus hâtivement qu’il put, en la cité de Valence en Arragon, là où le dit roi d’Arragon se tenoit, qui étoit son compère et son ami ; auquel il recorda toute son aventure, et pour laquelle le dit roi d’Arragon fut moult courroucé[1].

Assez tôt après, le roi Henry eut conseil qu’il passeroit outre et iroit voir le duc d’Anjou, qui pour le temps se tenoit à Montpellier, et lui recorderoit aussi ses meschances. Cil avis fut plaisant au dit roi d’Arragon ; et consentoit bien qu’il se partît, pourtant qu’il étoit ennemi au prince, qui lui étoit encore trop près voisin. Si se partit le dit roi Henry du roi d’Arragon et laissa en la cité de Valence sa femme et ses enfans, et exploita tant par ses journées qu’il passa Narbonne, qui est la première cité du royaume de France à ce lez là, et puis Béziers et Loupian[2] et tout le pays, et vint à Montpellier. Là trouva-t-il le duc d’Anjou qui fort l’aimoit et qui trop fort hayoit les Anglois, quoiqu’il ne leur fît point de guerre ; lequel duc, qui informé étoit de l’affaire du roi Henry, le reçut et recueillit moult liement et le réconforta de ce qu’il put. Et fut avecques lui une espace de temps, et vint en Avignon voir le pape Urbain V qui se deyoit partir et aller à Rome, ainsi qu’il fit.

Depuis retourna le dit roi Henry à Montpellier devers le duc d’Anjou, et eurent traités ensemble[3] ; et me fut adonc dit et recordé par ceux qui en cuidoient bien aucune chose sçavoir, et depuis on en a vu l’apparent, que le roi acheta ou emprunta au duc d’Anjou un châtel séant de-lez Toulouse, sur les frontières de la prinçauté, lequel châtel on appelle Roquemore[4]. Là recueillit-il et assembla gens, Bretons et autres des compagnies, qui n’étoient point passées outre en Espaigne avec le prince ; et furent à ce commencement environ trois cents.

Ces nouvelles furent envoyées à madame la princesse qui se tenoit à Bordeaux, que le roi Henry pourchassoit confort et aide de tous côtés pour faire guerre à la prinçauté et duché d’Aquitaine ; si en fut tout ébahie ; et pourtant qu’il se tenoit sur le royaume de France, elle en escripsit et envoya grands messages par devers le roi de France, en lui suppliant moult chèrement qu’il ne voulsist mie consentir que le bâtard d’Espagne lui fît guerre et eût son recours et son ressort en France ; car trop grands maux en pourroient naître et venir. Le roi de France descendit légèrement à la prière de la princesse, et envoya messages hâtivement devers le bâtard Henry, qui se tenoit au châtel de Roquemore, sur les frontières de Montalban, et qui commençoit jà à guerroyer le pays d’Aquitaine et la terre du prince, en lui mandant et commandant que lui étant ni séjournant sur son royaume, il ne fît point de guerre en la terre de son cher neveu le prince de Galles et d’Aquitaine. Et encore pour donner plus grand exemple à ses gens que point ne s’aherdissent avec le bâtard Henry, il fit le jeune comte d’Aucerre aller tenir prison au châtel du Louvre, pourtant qu’il étoit en grands traités devers le roi Henry et y devoit aller à grand nombre de gens d’armes, ce disoit-on ; pour ce lui fit le roi briser son propos.

Au mandement du roi de France obéit le roi Henry ; ce fut bien raison : mais pour ce ne laissa-t-il mie à faire son emprise ; et se partit de Roquemore atout bien quatre cents Bretons. Si étoient alliés et ahers avec lui ces chevaliers et écuyers bretons qui ci s’ensuivent : messire Arnoul de Limosin[5], messire Geffroy Ricon, messire Yon de Lakonet, Sevestre Budes, Aliot de Calay, Alain de Saint-Pol. Et vinrent ces gens d’armes, Bretons et autres, chevauchant roidement parmi les montagnes ; et entrèrent en Bigorre en la prinçauté ; et prirent de nuit et échellèrent une ville que on appelle Bagnères ; si la fortifièrent et réparèrent bien et fort ; et puis chevauchèrent en la terre du prince et là commencèrent à courir, et y portèrent grand dommage. Mais la princesse y envoya au devant messire James d’Audelée, qui étoit demeuré en Aquitaine tout souverain et gouverneur pour garder le pays. Nonobstant ce, si y firent le roi Henry et les Bretons moult de dommages ; car toujours leur croissoient gens. Or retournerons au prince de Galles et à ses gens, qui se tenoient au Val-d’Olif et là environ, en attendant la venue du roi Dam Piètre, car point ne revenoit ainsi que au prince avoit promis.

  1. Zurita, historien d’Arragon, raconte différemment la fuite du comte de Transtamare. « Ce prince, dit-il, étant arrivé à cheval, lui troisième, au château d’Huesca en Arragon, Pierre de Lune qui en était seigneur le conduisit incognito, et sans le faire passer à la cour d’Arragon, jusqu’à ce qu’il fût en sûreté en France au château de Pierre-Pertuse. Les archevêques de Saragosse et de Tolède, qui étaient à Burgos auprès de la princesse femme de Henri, la menèrent avec ses enfans à Saragosse où était le roi d’Arragon, qui lui permit d’aller joindre son mari en France. » (Zurita, liv. ix, chap. 68 et suiv.)

    Ce récit est plus vraisemblable que celui de Froissart et se concilie mieux avec la date des événemens. La bataille de Najara se donna le samedi 3 avril. On ne saurait douter que Henri, comme Froissart va le dire, n’ait eu une entrevue à Avignon avec Urbain V, qui en partit pour Rome le 30 du même mois. Or, il n’est guère possible que dans l’espace de vingt-six jours le prince fugitif ait traversé le royaume d’Arragon avec sa femme et ses enfans pour se rendre à Valence, l’ait traversé une seconde fois pour venir en France, se soit rendu auprès du duc d’Anjou à Montpellier, et ait eu une audience du pape à Avignon. Cette observation montre assez le peu de créance que méritent les historiens de du Guesclin, qui ajoutent au récit de Froissart plusieurs circonstances romanesques, telles que la conférence que le prince Henri, déguisé en pèlerin, eut à Bordeaux avec du Guesclin, qui n’y arriva, au plus tôt, que vers le mois de juillet, et le voyage qu’il fit ensuite à Avignon, où il eut audience d’Urbain V, quoique le pontife en fût parti dès le 30 avril précédent. On peut consulter sur ce qui concerne Henri de Transtamare, pendant son séjour en France après la bataille de Najara, l’Hist. de Languedoc, t. iv, p. 334 et suiv., et la note 27, p. 578 et suiv.

    D. Pedro Lopez de Ayala raconte que Henri, après être sorti de Najara, prit le chemin de Soria et arriva près de Calatayud à Huesca, qui appartenait à Juan Martinez de Luna ; que là il eut une conférence avec D. Pedro de Luna, depuis pape, sous le nom de Benoît XIII ; qu’ils en partirent ensemble pour Jaca, d’où il se rendit à Ortez près du comte de Foix, qui le fit accompagner jusqu’à Toulouse. De Toulouse, Henri se rendit à la Ville-Neuve près Avignon, où il eut une conférence avec le duc d’Anjou. Urbain V était alors à Avignon, et, quoiqu’il aimât beaucoup Henri, et qu’il eût conseillé au duc d’Anjou de l’assister, ils n’eurent cependant aucune entrevue ensemble, tant il redoutait d’offenser le prince de Galles.

  2. Petite ville près Agde.
  3. Ces deux princes firent alors une ligue tant contre D. Pèdre que contre les Anglais.
  4. D. Vaissette pense, avec beaucoup de fondement, que ce château est celui de Pierre-Pertuse, situé à l’extrémité du diocèse de Narbonne vers le Roussillon, où Henri s’était arrêté en venant d’Espagne, et où il établit sa demeure, après avoir vendu au roi, au mois de juin de cette année, pour la somme de 27,000 francs d’or, son comté de Cessenon, situé dans les diocèses de Saint-Pons et de Béziers.
  5. Son nom était Arnauld Solier. Il obtint plus tard d’assez vastes possessions en Espagne et s’allia avec la puissante famille de Velasco en donnant sa fille à J. de Velasco.