Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 411-412).

CHAPITRE CII.


Comment messire Broquars de Fenestranges défia le duc de Normandie ; et comment messire Robert Canolle ardit et exilla le bon pays de Berry et d’Auvergne.


En celle même saison avint que cil chevalier messire Broquars et de Fenestranges, qui avoit été de l’aide du duc de Normandie et des François encontre les Anglois et les Navarrois, et les avoit aidés à ruer jus et déconfire et bouter hors de leurs forteresses de Champagne, avoit été mauvaisement payé de ses gages, et lui devoit-on bien, que pour lui que pour ses gens, trente mille francs. Si s’en mérencolia en soi-même, et envoya certains hommes de par lui à Paris devers le duc de Normandie, pour avoir cet argent et pour payer ses soudoyers qui se complaignoient à lui tous les jours de son paiement. Le duc de Normandie et son conseil ne répondirent mie bien adonc à la plaisance des gens monseigneur Broquars ; et retournèrent arrière sans rien exploiter, au pays de Champagne, devers messire Broquars, et lui recordèrent ce qui leur plut de paroles, desquelles messire Broquars ne se tint mie pour content ; et envoya tantôt défier le duc de Normandie et tout le royaume de France ; et entra dans une bonne ville et grosse que on dit Bar sur Saine, où à ce jour il y avoit plus de neuf cents hôtels. Si là pillèrent et robèrent ses gens, et mirent grand’peine et grand’entente à conquerre le châtel, mais ils ne le purent avoir, car il étoit trop malement fort, et si étoit bien gardé. Quand ils virent qu’ils ne le pourroient avoir, si le laissèrent, et chargèrent tout leur pillage qu’ils avoient eu à Bar sur Saine, et emmenèrent plus de cinq cents, que prisonniers que prisonnières, et se retrairent à Conflans, dont ils avoient fait leur garnison. Mais à leur département ils l’ardirent et pillèrent tellement que oncques ne demeura chevron sur autre, que tout ne fut ars et broui.

Depuis, firent messire Broquars et ses gens plus de dommages et de vilains faits au pays de Champagne, que oncques les Anglois ni les Navarrois n’y firent. Et quand ils eurent tout couru et robé le pays, on s’accorda devers eux, et eurent tout ce qu’ils demandèrent et plus assez. Si se retrait messire Broquars en Lorraine dont il étoit parti, et là ramena-t-il toutes ses gens, et laissa le royaume de France et le pays de Champagne en paix, quand il eut fait des maux assez.

En celle même saison et en cel août mil trois cent cinquante-neuf, mit sus messire Robert Canolle une grand’chevauchée de gens d’armes ; et étoient bien trois mille combattants, que uns que autres ; et se partit avec ses routes des marches de Bretagne ; et s’en vinrent chevauchant tout contre mont la rivière de Loire, et entrèrent en Berry, et cheminèrent tout parmi, ardant et exillant le bon pays de Berry, et puis entrèrent en Auvergne. Adonc se recueillirent et assemblèrent, qui mieux pouvoient, les gentilshommes d’Auvergne et de Limousin, et aussi le comte de Forests, qui mit sus bien quatre cents lances ; et firent leurs amas ces seigneurs, comtes, barons et chevaliers des pays dessus nommés, à Clermont, à Montferrant, et à Riom en Auvergne. Et quand ils furent tous ensemble, ils se trouvèrent bien jusques à six mille combattans. Si élurent ces barons et ces chevaliers quatre souverains de tout leur ost : premièrement le comte de Forez, le jeune comte Berault Dauphin d’Auvergne, monseigneur Jean de Boulogne et le seigneur de Montagu d’Auvergne. Et chevauchèrent ces gens d’armes contre ces pilleurs de tous pays rassemblés, desquels messire Robert Canolle et Alain de Buch, étoient capitaines et chefs, pour défendre et garder leurs pays. Car les dessus dits pilleurs avoient empris à passer parmi Auvergne et venir voir le pape et les cardinaux en Avignon, et avoir de leurs florins, aussi bien que l’archiprêtre en avoit eu.