Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 468-469).

CHAPITRE CLXV.


Comment le roi de France se partit de Boulogne pour passer en Angleterre ; et comment le roi et la roine et les seigneurs d’Angleterre le reçurent honorablement.


Tant exploita le roi Jean qu’il vint à Boulogne et se logea en l’abbaye en la dite ville ; et tant y séjourna qu’il eut vent à volonté. Si étoient avec lui et de son royaume, pour passer la mer, messire Jean d’Artois comte d’Eu, le comte de Dampmartin, le grand prieur de France, messire Boucicaut maréchal de France, messire Tristan de Maigneliers, messire Pierre de Villiers, messire Jean Danville, messire Nicolas Braque et plusieurs autres. Quand leurs nefs furent toutes chargées et les mariniers eurent bon vent, ils le signifièrent au roi ; et entra le roi en son vaissel environ mie nuit[1], et toutes ses gens dedans les autres ; et furent ancrés celle première marée jusques au jour devant Boulogne. Quand ils se désancrèrent, ils eurent vent à volonté : si tournèrent de vers Angleterre. Si arrivèrent à Douvres environ heure de vêpres : ce fut l’avant vigile de l’Apparition des Trois Rois. Ces nouvelles vinrent au roi d’Angleterre et à la roine, qui se tenoient adonc à Eltem, un moult bel manoir du roi à sept lieues[2] de Londres, que le roi de France étoit arrivé et descendu à Douvres. Si envoya tantôt des chevaliers de son hôtel celle part, monseigueur Berthelemieu de Bruves, messire Alain de Boukeselle[3] et monseigneur Richard de Pennebruge. Ceux se partirent du roi et chevauchèrent devers Douvres et trouvèrent là encore le roi de France. Si le conjouirent et honorèrent grandement, et lui dirent que le roi leur sire étoit moult lie de sa venue. Le roi de France les en crut légèrement. Lendemain au matin monta le dit roi à cheval ; et montèrent tous ceux qui avecques lui étoient, et chevauchèrent devers Cantorbie, et vinrent là au dîner. À entrer en l’église de Saint-Thomas fit le roi de France grand’révérence et donna au corps saint un moult riche jouel et de grand’valeur. Si se tint le dit roi deux jours là : au tiers jour il se partit et chevaucha le chemin de Londres, et fit tant par ses journées, qui étoient petites, qu’il vint à Eltem où le roi d’Angleterre et la roine, et grand’foison de seigneurs, de dames et damoiselles étoient, toutes appareillées pour lui recevoir. Ce fut un dimanche[4] à heure de relevée qu’il vint là. Si y eut entre celle heure et le souper grands danses et grands ébatemens ; et là étoit le jeune sire de Coucy[5] qui s’efforçoit de bien danser et de chanter quand son tour venoit. Et volontiers étoit vu des François et des Anglois ; car trop bien lui afféroit à faire tout ce qu’il faisoit.

Je ne vous puis mie de tout parler, ni recorder comment honorablement le roi d’Angleterre et la roine reçurent le roi de France. Quand il se partit de Eltem il vint à Londres. Si vinrent toutes manières de gens par connétablies contre lui, et le recueillirent en grand’révérence ; et ainsi fut amené et grand’foison de menestrandies, jusques en l’hôtel de Savoye qui étoit appareillé pour lui. Dedans le dit hôtel, avec le roi, étoient logés ceux de son sang et les hostagiers de France. Premièrement le duc d’Orléans son frère, son fils le duc de Berry, son cousin le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, Guy de Blois, le comte de Saint-Pol et moult d’autres. Si se tint là le roi de France une partie de l’hiver liement et amoureusement ; et le visitoient souvent le roi d’Angleterre et ses enfans, le duc de Clarence, le duc de Lancastre et messire Aymon. Et furent par plusieurs fois en grands reveaulx et récréations ensemble, en dîners, en soupers et en autres manières, en cel hôtel de Savoye, et au palais de Westmoustier qui sied là près de là, où le roi de France alloit secrètement quand il vouloit par la rivière de la Tamise. Si, regretèrent plusieurs fois ces deux rois monseigneur Jacques de Bourbon ; et disoient bien, que ce fût grand dommage de lui ; car trop bien afféroit à être entre seigneurs.

  1. Le roi s’embarqua à Boulogne te mercredi 3 janvier 1364.
  2. C’est-à-dire sept milles anglois.
  3. Sir Allan de Boxhalt fut te cinquante-deuxième chevalier de la Jarretière.
  4. Selon les Chroniques de France, le roi Jean arriva à Eltham et de là à Londres le dimanche 24 février. Il y a faute pour le quantième du mois ; car en l’année 1364, le 24 février fut un samedi ; ainsi il faut sans doute lire le dimanche 25 février.
  5. Enguerrand de Coucy, fils d’Enguerrand de Coucy et de Catherine fille de Léopold 1er , duc de Souabe, ancêtre de la famille impériale actuelle. Il épousa depuis Isabelle fille aînée d’Edouard III.