Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 473-474).

CHAPITRE CLXVIII.


Comment le captal de Buch arriva à Chierebourc ; et comment le duc de Normandie envoya messire Bertran faire frontière contre les Navarrois.


En celle propre semaine arriva le captal de Buch au havelle de Chierebourc, à bien quatre cents hommes d’armes. Si lui fit le roi de Navarre grand’fête[1], et le recueillit moult doucement, et lui remontra, en lui complaignant du duc de Normandie, comment il avoit pris et emblé ses villes Mante et Meulan, et se mettoient encore tous les jours en peine les François de tollir le demeurant. Le captal lui dit : « Monseigneur, s’il plaît à Dieu, nous irons au devant, et exploiterons tellement que yous les r’aurez, et encore des autres. On dit que le roi de France ira brièvement à Reims, si irons à l’encontre et lui porterons et ferons ennuy[2]. » De la venue du captal de Buch fut le roi de Navarre tout réconforté, et dit qu’il le feroit briévement chevaucher en France. Si manda le roi gens de toutes parts, là où il les pouvoit trouver et avoir.

Adonc étoit en Normandie sur la marine un chevalier d’Angleterre qui autrefois s’étoit armé pour le roi de Navarre. Il étoit appert homme d’armes durement, et l’appeloit-on monseigneur Jean Jeviel. Cil avoit toujours de sa route deux cents apperts combattans ou trois cents. Le roi de Navarre escripsit devers lui et lui pria qu’il le voulsist servir à ce qu’il avoit de gens, et il lui reguerdonneroit grandement. Messire Jean Jeviel descendit à la prière du roi de Navarre et vint devers lui tôt et hâtivement, et se mit du tout en son service. Bien savoit et étoit informé le duc de Normandie que le roi de Navarre faisoit son amas de gens d’armes et que le captal de Buch en seroit chef et gouverneur. Il se pourvut sur ce et escripsit devers monseigneur Bertran du Guesclin qui se tenoit à Mante, et lui manda que il et ses Bretons fissent frontière contre les Navarrois, et se missent aux champs, et il lui envoieroit gens assez pour combattre la puissance du roi de Navarre. Et ordonna encore le dit duc de Normandie à demeurer monseigneur Boucicaut à Mante, et de garder là la frontière, et Mante et Meulan pour les Navarrois.

Tout ainsi fut fait comme le duc ordonna. Si se partit monseigneur Bertran à tous ses Bretons, et se mit aux champs devers Vernon. En brefs jours envoya le duc de Normandie devers lui grands gens d’armes en plusieurs routes, le comte d’Aucerre, le vicomte de Beaumont, le seigneur de Beaujeu, monseigneur Louis de Châlons, monseigneur l’archiprêtre, le maître des arbalétriers, et plusieurs bons chevaliers et écuyers. Encore étoient en ce temps issus de Gascogne et venus en France, pour servir le duc de Normandie, le sire de Labreth, messire Aymemon de Pommiers, messire Petiton de Curton, messire le souldich de l’Estrade, et plusieurs autres apperts chevaliers et écuyers : de quoi le duc de Normandie leur sçavoit grand gré ; et leur donna tantôt grands gages et grands profits, et leur pria qu’ils voulsissent chevaucher en Normandie contre ses ennemis. Les dessus nommés, qui ne demandoient autre chose que les armes, obéirent volontiers et se mirent en arroy et en ordonnance, et vidèrent de Paris, et chevauchèrent devers Normandie, excepté le corps du seigneur de Labreth. Cil demeura à Paris de-lez le duc ; mais ses gens allèrent en celle chevauchée.

En ce temps issit des frontières de Bretagne, des marches devers Alençon, un chevalier Breton François, qui s’appeloit Braimon de Laval, et vint sur une ajournée devant la cité d’Évreux. Si avoit en sa compagnie quarante lances tous Bretons. À ce temps étoit dedans Évreux un jeune chevalier qui s’appeloit messire Guy de Gauville. Sitôt qu’il entendit l’effroi de ceux d’Évreux, il se courut armer ; et fit armer tous les compagnons soudoyers qui dedans le châtel étoient, et puis montèrent sur leurs chevaux et vidèrent par une porte dessous le châtel et se mirent aux champs. Messire Braymon avoit jà faite son emprise et sa montre et s’en retournoit tout le pas ; evvous venir monsire Guy de Gauville, monté sur fleur de coursier, la targe au col et le glaive au poing ! et écrie tout en haut : « Braimon ! Braimon ! vous n’en irez pas ainsi, il vous faut parier à ceux d’Évreux, vous les êtes venus voir de si près qu’ils vous veulent apprendre à eux connoître. »

Quand messire Braimon se ouït écrier, si retourna son coursier et abaissa son glaives et s’adressa droitement dessus monseigneur Guy. Ces deux chevaliers se aconsuivirent de grand’manière tellement sur leurs targes que les glaives volèrent en tronçons ; mais ils se tinrent franchement que oncques n’en partirent des arçons, et passèrent outre : au retour qu’ils firent, ils sachèrent leurs épées ; et tantôt s’entremêlèrent leurs gens. De première venue il en y eut maints renversés d’une partie et d’autre. Là eut bon poignis, et se acquittèrent les Bretons moult loyaument, et se combattirent vaillamment ; mais finablement ils ne purent obtenir la place : ainçois les convint demeurer, car gens d’armes croissoient toujours sur eux. Et furent tous ou morts ou pris, oncques nul n’en échappa ; et prit messire Guy de Gauville monseigneur Braimon, et l’emmena comme son prisonnier dedans le châtel d’Évreux ; et aussi y furent menés tous les autres qui pris étoient. Ainsi eschey de cette aventure, dont messire Guy fut durement prisé et aimé du roi de Navarre et de tous ceux de la ville d’Évreux : et au voir dire, les Bretons se portèrent vaillamment ; car ils n’étoient que une poignée de gens au regard des Navarrois qui toujours croissoient.

  1. On a observé plus haut que le roi de Navarre n’était vraisemblablement point alors en Normandie.
  2. Christine de Pisan s’exprime plus clairement que Froissart sur les projets du captal : elle dit en plusieurs endroits de son histoire de Charles V qu’il ne se proposait pas moins que d’empêcher le couronnement du roi.