Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXC

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 491-492).

CHAPITRE CXC.


Comment messire Jean Chandos ordonna les batailles du comte de Montfort bien et sagement.


Messire Jean Chandos, qui étoit capitaine et souverain regard sur eux tous, quoique le comte de Montfort en fût chef, car le roi d’Angleterre lui avoit ainsi escript et aussi mandé que souverainement et espécialement il entendît aux besognes de son fils, car il avoit eu sa fille pour cause de mariage, étoit tout devant aucuns barons et chevaliers de Bretagne qui se tenoient de-lez monseigneur Jean de Montfort ; et avoit bien imaginé et considéré le convine des François, lequel en soi-même il prisoit durement et ne s’en put taire. Si dit : « Si Dieu m’aist, il appert huy que toute fleur d’honneur et de chevalerie est par de de-là avec grand sens et bonne ordonnance. » Et puis dit tout en haut aux chevaliers qui ouïr le purent : « Seigneurs, il est heure que nous ordonnons nos batailles ; car nos ennemis nous en donnent exemple. » Ceux qui l’ouïrent répondirent : « Sire, vous dites vérité, et vous êtes ci notre maître et notre conseiller ; si en ordonnez à votre intention ; car dessus vous n’y aura-t-il point de regard ; et si savez mieux de tous sens comment tel chose se doit maintenir que nous ne faisons entre nous. » Là fit messire Jean Chandos trois batailles et une arrière-garde ; et mit en la première messire Robert Canolle, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Richard Burlé[1] : en la seconde monseigneur Olivier de Cliçon, monseigneur Eustache d’Aubrecicourt et monseigneur Mathieu de Gournay : la tierce il ordonna au comte de Montfort et demeura de-lez lui ; et avoit en chacune bataille cinq cents hommes d’armes et trois cents archers.

Quand ce vint sur l’arrière-garde, il appela monseigneur Hue de Cavrelée et lui dit ainsi : « Messire Hue, vous ferez l’arrière-garde, et aurez cinq cents combattans dessous vous en votre route, et vous tiendrez sus aile, et ne vous mouverez de votre pas pour chose qu’il avienne, si vous ne véez le besoin que nos batailles branlent ou ouvrent par aucune aventure ; et là où vous les verrez branler ou ouvrir, vous vous tairez et les reconforterez et les refraîchirez : vous ne pouvez aujourd’hui faire meilleur exploit. » Quand messire Hue de Cavrelée entendit monseigneur Jean Chandos, si fut honteux et moult courroucé ; si dit : « Sire, sire, baillez cette arrière-garde à un autre qu’à moi, car je ne m’en quiers jà embesogner. » Et puis dit encore ainsi : « Cher sire, en quel manière ni état m’avez-vous desvu[2], que je ne sois aussi bien taillé de moi combattre tout devant et des premiers que un autre ? » Donc répondit messire Jean Chandos moult avisément, et dit ainsi : « Messire Hue, messire Hue, je ne vous établis mie en l’arrière-garde pour chose que vous ne soyez un des bons chevaliers de notre compagnie ; et sçais bien, et de vérité que très volontiers vous vous combattriez des premiers : mais je vous y ordonne pour ce que vous êtes un sage chevalier et avisé ; et si convient que l’un y soit et le fasse. Si vous prie chèrement que vous le veuillez faire ; et je vous promets que si vous le faites, nous en vaudrons mieux, et vous-même y conquerrez haute honneur, et plus avant je vous promets que toute la première requête que vous me prierez je la ferai et y descendrai. » Néanmoins pour toutes ces paroles messire Hue de Cavrelée ne s’y vouloit accorder nullement ; et tenoit et affirmoit ce pour son grand blâme ; et prioit pour Dieu et à jointes mains que on y mît un autre ; car briévement il se vouloit combattre tout des premiers. De ces nouvelles paroles et réponses étoit messire Jean Chandos auques sur le point de larmoyer. Si dit encore moult doucement : « Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le fasse : or regardez lequel il vaut mieux. » Adoncques s’avisa le dit messire Hue et fut à celle dernière parole tout confus ; si dit : « Certes, sire, je sais bien que vous ne me requerriez de nulle chose qui tournât à mon déshonneur ; et je le ferai volontiers puisque ainsi est. » Adoncques prit messire Hue de Cavrelée cette bataille qui s’appeloit arrière-garde, et se traist sur les champs arrière des autres sur aile, et se mit en ordonnance.

  1. Il était neveu de sir Simon Burley, chevalier de la Jarretière.
  2. Vu désavantageusement.