Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 495-496).

CHAPITRE CXCIV.


Comment messire Olivier de Clisson et sa bataille se combattirent moult vaillamment à la bataille du comte d’Aucerre et du comte de Joigny, et comment messire Jean Chandos déconfit la dite bataille.


D’autre part se combattoient messire Olivier de Cliçon, messire Eustache d’Aubrecicourt, messire Richard Burlé, messire Jean Boursier, messire Mathieu de Gournay et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, à la bataille du comte d’Aucerre et du comte de Joigny, qui étoit moult grande et moult grosse, et moult bien étoffée de bonnes gens d’armes. Là eut mainte belle appertise d’armes faite, mainte prise et mainte rescousse. Là se combattoient François et Bretons d’un lez moult vaillamment et très hardiment, des haches qu’ils portoient et qu’ils tenoient. Là fut messire Charles de Blois durement bon chevalier, et qui vaillamment et hardiment se combattit, et assembla à ses ennemis de grand’volonté. Et aussi fut bon chevalier son adversaire le comte de Montfort ; chacun y entendoit ainsi que pour lui. Là étoit le dessus dit messire Jean Chandos, qui y faisoit trop grand’foison d’armes ; car il fut en son temps fort chevalier durement et redouté de ses ennemis, et en batailles sage et avisé, et plein de grand’ordonnance. Si conseilloit le comte de Montfort ce qu’il pouvoit, et entendoit à le conforter, et ses gens, et lui disoit : « Faites ainsi et ainsi, et vous tirez de ce côté et de celle part. » Le jeune comte de Montfort le créoit et ouvroit volontiers par son conseil. D’autre part, messire Bertran du Guesclin, le sire de Tournemine, le sire d’Avaugour, le sire de Rais, le sire de Loheac, le sire de Gargouley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, le sire de Prie et maints bons chevaliers et écuyers de Bretagne et de Normandie, qui là étoient du côté de monseigneur Charles de Blois se combattoient moult vaillamment, et y firent mainte belle appertise d’armes ; et tant se combattirent que toutes ces batailles se recueillirent ensemble, excepté l’arrière-garde des Anglois, dont messire Hue de Cavrelée étoit chef et souverain. Cette bataille se tenoit toujours sur èle, et ne s’embesognoit d’autre chose fors que de radrecier et de mettre en arroy les leurs qui branloient, ou qui se déconfisoient. Entre les autres chevaliers, messire Olivier de Cliçon y fut bien vu et avisé, et qui fit merveilles de son corps ; et tenoit une hache dont il ouvroit et rompoit ces presses ; et ne l’osoit nul approcher ; et se combattit si avant, telle fois fut, qu’il fut en grand péril ; et y eut moult à faire de son corps en la bataille du comte d’Aucerre et du comte de Joigny, et trouva durement forte encontre sur lui, tant que du coup d’une hache il fut féru en travers, qui lui abattit la visière de son bassinet, et lui entra la pointe de la hache en l’œil, et l’eut depuis crevé : mais pour ce ne demeura mie qu’il ne fût encore très-bon chevalier.

Là se recouvroient batailles et bannières qui une heure étoient tout au bas, et tantôt, par bien combattre, se remettoient sus, tant d’un lez comme de l’autre. Entre les autres chevaliers fut messire Jean Chandos très bon chevalier, et vaillamment se combattit ; et tenoit une hache dont il donnoit les horions si grands, que nul ne l’osoit approcher ; car il étoit grand et fort chevalier, et bien formé de tous ses membres. Si s’en vint combattre à la bataille du comte d’Aucerre et des François : là eut fait mainte belle appertise d’armes ; et par force de bien combattre, ils rompirent et reboutèrent cette bataille bien avant, et la mirent en tel meschef que briévement elle fut déconfite, et toutes les bannières et les pennons de cette bataille jetés par terre, rompus et descirés et les seigneurs mis et contournés en grand meschef ; car ils n’étoient aidés ni confortés de nul côté, mais étoient leurs gens tous embesognés d’eux défendre et combattre. Au voir dire, quand une déconfiture vient, les déconfits se déconfisent et s’ébahissent de trop peu, et sur un chu, il en chiet trois, et sur trois dix, et sur dix trente ; et pour dix, s’ils s’enfuient, il s’enfuit un cent. Ainsi fut de cette bataille d’Auray. Là crioient et écrioient ces seigneurs, et leurs gens qui étoient de-lez eux, leurs enseignes et leurs cris ; de quoi les aucuns en étoient ouïs et réconfortés, et les aucuns non, qui étoient en trop grand’presse, ou trop arrière de leur gens. Toutefois le comte d’Aucerre, par force d’armes, fut durement navré et pris dessous le pennon messire Jean Chandos, et fiancé prisonnier ; et le comte de Joigny aussi ; et occis le sire de Prie, un grand banneret de Normandie.