Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 418-420).

CHAPITRE CXII.


Cy dit d’une aventure qui avint à messire Galehaut de Ribeumont encontre messire Berthelemieu de Bruves.


Tant chevaucha le roi d’Angleterre à petites journées et tout son ost, que il approcha durement Bapaumes. Et vous dirai d’une aventure qu’il avint sur ce voyage à monseigneur Galehault de Ribeumont, un très hardi et appert chevalier de Picardie. Vous devez savoir que toutes les villes, les cités et les châteaux sur le passage du roi d’Angleterre étoient trop bien gardés ; car chacune bonne ville de Picardie prenoit et recevoit chevaliers et écuyers à ses frais. Le comte de Saint-Pol se tenoit à deux cents lances dedans la cité d’Arras, le connétable de France à Amiens, le sire de Montsaut à Corbie, messire Oudart de Renty et messire Enguerran d’Eudin à Bapaumes, et messire Bauduins d’Ennekins, maître des arbalétriers, à Saint-Quentin ; et ainsi de ville en ville et de cité en cité, car ils savoient tout notoirement que le roi d’Angleterre venoit assiéger la cité de Reims. Or avint que ceux de Péronne en Vermandois, qui étoient auques sur le passage du roi d’Angleterre, car il et ses gens poursuivoient toujours les rivières, et cette ville dessus nommée siéd sur la rivière de Somme, n’avoient encore point de capitaine ni de gardien ; et si les approchoient les Anglois durement, dont ils n’étoient mie bien aises. Si se avisèrent de messire Galehaut de Ribeumont, qui n’étoit encore nulle part retenu, lequel se tenoit, si comme ils furent informés adonc, à Tournay. Ceux de Péronne envoyèrent devers lui lettres moult courtoises, en lui priant qu’il voulsist venir aider à garder la bonne ville de Péronne atout ce qu’il pourroit avoir de compagnons, et on lui paieroit tous les jours pour sa personne vingt francs, et chacun chevalier dessous lui dix francs, et chacune lance pour trois chevaux un franc le jour Messire Galehault qui désiroit et demandoit les armes partout, et qui se vit prié moult courtoisement de ceux de Péronne, ses bons voisins, se accorda légèrement, et répondit et leur manda qu’il iroit, et qu’il seroit là du jour à lendemain. Si se pourvut au plus tôt qu’il put, et pria et assembla de bons compagnons en Tournésis, et se partit de Tournay, espoir lui trentième ; et toujours lui croissoient gens ; et manda à monseigneur Roger de Coulongne qu’il fût contre lui sur un certain lieu qu’il lui assigna. Messire Roger y vint, lui vingtième de bons compagnons. Tant fit messire Galehault que il eut bien cinquante lances de bonnes gens ; et s’en vinrent loger un soir en approchant Péronne, à deux petites lieues des ennemis et en un village sur les champs où ils ne trouvèrent nullui ; car tous s’étoient boutés les gens du plat pays dedans les forteresses.

Lendemain au matin ils devoient venir à Péronne, car ils n’en étoient mie loin. Quand ce vint après souper, sur l’heure de mie nuit, et que on eut ordonné leur guet, ainsi que on bourdoit et jangloit d’armes, et ils en avoient entre eux assez matière d’en parler, messire Galehault dit : « Nous serons demain moult matin à Péronne, si nous voulons ; mais ainçois que nous y entrons, je conseillerois que nous chevauchons sur les frontières de nos ennemis : car je crois qu’il en y a aucun qui, pour eux avancer, ou pour la convoitise de trouver aucune chose à fourrager sur le pays, se déroutent et prennent l’avantage de chevaucher matin : si pourrons bien tel trouver ou encontrer d’aventure qui paieroit notre écot. »

À ces paroles s’accordèrent tous les compagnons, et le tinrent en secret les maîtres entre eux, et furent tous prêts au point du jour et les chevaux ensellés. Si se mirent aux champs assez ordonnément, et issirent hors de leur chemin qui tiroit pour aller à Péronne ; et commencèrent à cercher le pays et à costier bois et bruyères pour savoir si ils verroient nullui ; et vinrent en un village où les gens avoient fortifié le moustier. Là descendirent messire Galehault et sa route ; car au fort avoit pain et vin assez ; et ceux qui étoient dedans leur offrirent à en prendre à leur volonté. Pendant ce que ils étoient là en la place devant le fort, messire Galehault appela deux de ses écuyers, desquels Bridoulx de Callonne fut l’un, et leur dit : « Chevauchez devant sur ces champs et découvrez le pays devant et derrière, à savoir si vous trouverez nullui, et revenez ci à nous, car nous vous attendrons ci. » Les deux écuyers se partirent montés sur fleur de coursiers, et prirent les champs ; et s’adressèrent vers un bois qui étoit à demi-lieue françoise près de là.

Celle matinée chevauchoit messire Regnault de Boullant, un chevalier d’Allemaigne de la route le duc de Lancastre, et avoit chevauché depuis l’aube crevant et tournoyé tout le pays et n’avoit rien trouvé ; si s’étoit là arrêté. Les deux écuyers dessus nommés vinrent celle part et cuidèrent que ce fussent aucunes gens d’armes du pays qui se fussent là mis en embûche ; et chevauchèrent si près que ils avisèrent l’un l’autre. Or avoient les deux écuyers françois parlé ensemble et dit : « Si ce sont ci Allemands ou Anglois, il nous faut feindre de dire que nous soyons François ; et si ils sont de ce pays, tantôt nous nous nommerons. » Quand ils furent parvenus si près d’eux que pour parler et entendre l’un l’autre, les deux écuyers aperçurent tantôt à leur contenance qu’ils étoient étrangers et leurs ennemis. Messire Regnault de Boullant parla et demanda : « À qui sont les compagnons ? » en langage allemand. Bridoulx de Callonne répondit, qui bien savoit parler celui langage, et dit : « Nous sommes à monseigneur Berthelemieu de Bruves. » — « Et où est messire Berthelemieu, » dit le chevalier ? « Sire, répondit l’écuyer, il n’est pas loin de ci ; il est ci-dessous en ce village. » — « Et pourquoi est-il là arrêté, » dit le chevalier ? « Sire, pour ce qu’il nous a envoyés devant pour savoir si il trouveroit rien à fourrer ni à courir sur ce pays. » — « Par ma foi, dit messire Regnault, nennil ; j’ai couru tout aval ce pays, mais je n’ai rien trouvé : retournez vers lui et lui dites qu’il se traie avant et que nous chevaucherons ensemble devers Saint-Quentin, à savoir si nous trouverons point meilleur marché, ni aucune bonne aventure. » — « Et qui êtes-vous, sire ? » dit l’écuyer qui parloit à lui. « On m’appelle, répondît le chevalier, Regnault de Boullant ; dites-le ainsi à monseigneur Berthelemieu. » À ces paroles répondirent les deux écuyers : « À votre congé, monseigneur ; » et retournèrent au village, où ils avoient laissé leur maître. Sitôt que messire Galehault les vit, il demanda, « Quelles nouvelles ? Avez-vous rien vu ni trouvé ? » Ils répondirent : « Sire, oil, assez par raison : ci-dessus en ce bois est messire Regnault de Boullant, espoir lui trentième, et a hui toute cette matinée chevauché. Si vous désire moult avoir en sa compagnie pour chevaucher encore plus avant en sa compagnie devers Saint-Qnentin. » — « Comment, dit messire Galehault, que dites-vous ? Messire Regnault de Boullant est un chevalier d’Allemagne et de la chevauchée le roi d’Angleterre. » — « Tout ce savons-nous bien, sire, » dirent les écuyers. « Et comment êtes-vous partis de lui ? » — « Sire, répondit Bridoulx de Callonne, je le vous dirai. »

Adoncques recorda-t-il toutes les paroles qui ci-dessus sont dites. Et quand messire Galehault les eut ouïes, il pensa sus un petit et en demanda conseil à messire Roger de Coulongne et à aucuns chevaliers qui là étoient, que il étoit bon à faire. Les chevaliers répondirent et dirent : « Sire, vous demandez aventure, et quand elle vous vient en la main si la prenez ; car en toutes manières doit-on et peut par droit d’armes gréver son ennemi. »