Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 422-423).

CHAPITRE CXV.


Comment messire Jean Chandos et messire Jacques d’Audelée prirent le châtel de Charny en Dormois ; et comment le sire de Mucident y fut occis à l’assaut.


Ainsi que le siége étoit devant Reims, quéroient les aucuns chevaliers de l’ost les aventures ; dont il avint que messire Jean Chandos, messire James d’Audelée, le sire de Mucident, messire Richard de Pontchardon et leurs routes, chevauchèrent si avant devers Châlons en Champagne que ils vinrent à Charny en Dormois[1], un moult beau fort. Si le regardèrent et considérèrent moult de près quand ils furent là venus : si le convoitèrent durement à assaillir, pour savoir si ils le pourroient prendre. Si descendirent de leurs chevaux et se mirent tous à pied, eux et leurs gens, et approchèrent le châtel et le commencèrent à assaillir roidement et fortement. Par dedans avoit en garnison deux bons chevaliers qui le gardoient, dont l’un avoit nom messire Guy de Caples et portoit un écu d’or à une croix ancrée de sable. Là eut fort assaut et dur, car les chevaliers et leurs gens se défendoient très bien ; et aussi ils étoient assaillis fortement et de grand’volonté. En cel assaut s’avança tellement le sire de Mucident, un moult riche homme et grand sire en Gascogne, que il fut atteint du jet d’une pierre sur son bassinet, par lequel coup ledit bassinet fut effondré et la tête effondrée ; et là fut abattu le dit chevalier et mis à grand meschef, car il mourut entre ses gens, sans porter plus avant. De la mort du seigneur de Mucident furent les autres chevaliers si courroucés, qu’ils jurèrent que jamais ne partiroient de là si auroient conquis le châtel et ceux qui dedans étoient. Adoncques se mirent-ils à assaillir plus fort assez que devant ; et là eut faites maintes grands appertises d’armes ; car les gens d’armes Gascons étoient tous forcennés pour la cause de leur maître qu’on leur avoit tué. Si entroient ès fossés sans eux épargner, et venoient jusques aux murs et rampoient contre mont, les targes sur la tête.

Entrementes archers traioient si omniement et roidement que nul n’osoit approcher, fors en grand péril. Tant fut assailli et guerroyé, que le châtel fut pris ; mais moult leur coûta, car dedans y avoit bons compagnons qui se vendirent au double. Quand les Anglois en furent au dessus ils prirent les deux chevaliers qui moult vaillamment s’étoient défendus, et aussi aucuns gentils hommes écuyers, et le demeurant ils mirent tout à l’épée et malmenèrent durement le dit châtel de Charny[2], pour tant qu’ils ne le vouloient mie tenir. Si retournèrent en l’ost devant la cité de Reims tout courroucés, car ils avoient perdu la fleur de leurs gens ; et là amenèrent leurs prisonniers. Si recordèrent au roi leur seigneur et aux barons comment ils avoient perdu les plus grands et les plus nobles de leur compagnie. Dont le roi fut amèrement courroucé, mais mettre n’y pouvoit remède ; et tous les jours lui venoient nouvelles de ses gens que les François détroussoient, un jour en un village et l’autre en rencontre.

En ce temps, pendant que on séoit devant Reims, se r’émurent haines et grands mautalens entre le roi de Navarre et le duc de Normandie. La raison et la cause ne sçais-je mie bien : mais il avint adonc que le roi de Navarre se partit soudainement de Paris et s’en vint à Mante sur Saine[3] et défia le duc de Normandie et ses frères : de quoi tout le royaume fut moult émerveillé à quel titre cette guerre étoit renouvelée. Et adonc prit, en l’ombre de sa guerre, un écuyer de Brusselles qui s’appeloit Vautre Ob Strate, le fort châtel de Rolleboise, séant sur la rivière de Saine à une lieue de Mante ; lequel fit depuis moult de maux à ceux de Paris et du pays environ.

  1. Probablement Cernay en Dormois, petite ville à huit lieues de Reims. C’est ainsi qu’elle est nommée dans Knyghton.
  2. Knyghton dit qu’ils mirent le feu à la ville de Cernay et fixe la prise de cette ville au dernier décembre, en disant que le lendemain fut le jour de la Circoncision. Il raconte ensuite des expéditions particulières de quelques capitaines anglais dans les environs de Reims, pendant le siége de cette ville, dont il n’est point parlé dans nos historiens.
  3. L’auteur des Chroniques de France ne parle point de la retraite précipitée du roi de Navarre ; mais il rapporte un fait qui paraît en être la véritable cause. Le lundi 30 décembre, dit-il, on exécuta à Paris un bourgeois nommé Martin Pisdoe, convaincu d’avoir conspiré, avec quelques officiers et serviteurs du roi de Navarre, contre le roi et le régent. Ils devaient introduire dans Paris des troupes dont une partie s’emparerait des différens quartiers, et l’autre irait au Louvre où devait être le régent, et mettrait à mort tous ceux dont on jugerait à propos de se défaire. La conspiration fut découverte par un autre bourgeois nommé Denisot-le-Paumier. Le récit du chroniqueur est confirmé par plusieurs pièces du trésor des Chartes imprimées dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais.