Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 370-371).

CHAPITRE LVIII.


Comment messire Guillaume de Gauville parlementa avec un bourgeois d’Évreux comment ils reconquêteroient la cité d’Évreux au roi de Navarre.


Or vous vueil-je à recorder comment un chevalier de la comté d’Évreux, appelé messire Guillaume de Gauville, par sa subtilité et sa hardiesse reconquit la cité, le bourg et le châtel d’Évreux qui se tenoit pour le temps du roi de France ; et l’avoit le dit roi conquis sur les Navarrois, ainsi que contenu est ci-dessus en l’histoire.

Cil messire Guillaume de Gauville étoit chevalier de foi et de serment au roi de Navarre ; et trop lui déplaisoit la prise du roi ; et aussi faisoit-il à plusieurs bourgeois de la cité d’Évreux, si amender le pussent : mais ils ne pouvoient nullement, tant que le châtel leur fut ennemi. Si demeuroit le dessus dit chevalier à deux petites lieues d’Évreux, et avoit son retour en la cité chez un bourgeois, qui au temps passé avoit aussi été grandement ami du roi de Navarre, ainsi que un homme doit être à son seigneur, et que par nature ceux d’Évreux ont toujours plus aimé le roi de Navarre que le roi de France. Quand le chevalier venoit en l’hôtel du bourgeois, il étoit bien venu ; et buvoient et mangeoient ensemble en grand’récréation, et parloient et devisoient d’unes choses et d’autres, et par espécial du roi de Navarre et de sa prise, dont moult leur ennuyoit. Avint une fois entre les autres que le dit chevalier se alla élargir de parler au dit bourgeois et dit : « Je ne sais, mais si vous vouliez bien acertes, je conquêterois cette cité, le bourg et le châtel au roi de Navarre. » — « Et comment se pourroit-il faire, dit le bourgeois, car le châtelain est trop fort François, et sans le châtel ne nous oserions tourner, car il est maître de la cité et du bourg ? » Dit le chevalier : « Je le vous dirai : premièrement, il faudroit que vous eussiez de votre accord trois ou quatre bourgeois de votre amitié, et pourvues vos maisons de bons compagnons tous armés, hardis et entreprenans. Tout ce fait couvertement, je parferois le surplus à mon péril : à laquelle heure que ce fût du jour, je serois en aguet, quand le châtelain viendroit à la porte ; car il a, par usage, coutume de venir une fois ou deux le jour. Je aurois avecques moi un varlet, je viendrois au châtelain et le tiendrois de paroles, et le menerois tant par lobes, que il me lairoit entrer en la première porte et espoir en la seconde. Par couverture je renvoierois mon varlet et vous ferois hâter et issir hors ces compagnons pourvus et avisés de ce qu’ils devroient faire, et approcher le châtel. Si très tot que je orrois un petit cor sonner de mon varlet, je me avancerois et occirois le châtelain ; de ce me fais-je fort assez et à mon péril. Vos gens lors sauldroient et tantôt viendroient avant ; et par ainsi nous serions maîtres du châtel, et puis de la cité et du bourg : car communément le plus des cœurs s’inclinent mieux au roi de Navarre notre seigneur que au roi de France. »

Quand le bourgeois eut ainsi ouï parler messire Guillaume, si lui dit : « C’est trop bien dit, et je cuide bien que j’en aurai cinq ou six de mon amitié qui nous aideront à parfaire ce fait. » Depuis ne demeura guères de temps que le bourgeois dessus dit assembla tant d’amis couvertement, dedans la cité comme hors, que ils furent bien un cent tous d’un accord. Messire Guillaume de Gauville alloit et venoit en la cité sans nulle soupçon, et ne s’étoit point armé du temps passé avec messire Philippe de Navarre pour les Navarrois, pour la cause de ce que sa revenue gissoit toute ou en partie assez près d’Évreux, et le roi de France, du temps que il conquit Évreux, avoit toutes les terres d’environ fait obéir à lui, autrement il leur eut tollues. Il en avoit eu les corps tant seulement, mais les cœurs non ; toujours étoient-ils demeurés Navarrois ; et plus avoient-ils obéi au roi Jean par crémeur que par amour. Encore si le dit roi Jean eût été en France, cil messire Guillaume de Gauville n’eût osé emprendre ce qu’il emprit ; mais il sentoit les besognes de France moult entroublées, et que les trois états mettoient peine à la délivrance du roi de Navarre, et ne pouvoit nullement demeurer qu’il ne fût délivré : si que, pour avoir grâce envers lui, il lui vouloit faire ce premier service.