Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 401-403).

CHAPITRE XCII.


Comment le duc de Normandie assiégea Melun ; et comment paix fut faite entre le roi de Navarre et le dit duc ; et comment messire Philippe de Navarre ne s’y voulut accorder.


Après le rendage de Saint-Valery, si comme ci-dessus vous avez ouï recorder, le duc de Normandie fit une assemblée de chevaliers et d’écuyers ; et étoient bien trois mille lances. Si se partit de la cité de Paris et s’en vint mettre le siége devant Melun sur Seine, où les gens du roi de Navarre se tenoient ; car le corps du roi n’y étoit pas, mais se tenoit en Normandie en la cité d’Évreux, au dedans le fort châtel de Pacy, assez près de la bonne cité de Vernon ; et honnissoit tout le pays. Si étoient capitaines de par lui de la ville de Melun deux chevaliers Navarrois, dont l’un s’appeloit messire Martin de Navarre[1] et l’autre le bascon de Mareuil. Voir est que la ville de Melun est assise en trois parties : l’une est une île où le châtel est assis, l’autre partie est du côté de Gâtinois, et entre ces deux parties court le maître bras de la rivière ; et ces deux parties avecques le châtel occupoient les Navarrois ; et l’autre partie est du côté de Brie et étoit françoise, et illecques se vint mettre à siége le duc de Normandie et tout son ost[2]. Avec le duc de Normandie et à son mandement étoient venus au siége de Melun monseigneur Morel de Fiennes connétable de France, le comte de Saint-Pol, monseigneur Arnoul d’Andrehen maréchal de France, monseigneur Raoul de Coucy, le seigneur de Raineval, le seigneur de Grancy, l’évêque de Troyes[3], monseigneur Brocard de Fenestranges, Pierre de Bar, et Philippes des Armoies, et plusieurs bons chevaliers et écuyers de Picardie, d’Artois, de Vermandois, de Bourgogne, de Brie et de Champagne ; et étoient bien quatre mille lances.

Quand ces gens d’armes, de par le duc de Normandie et avec lui, furent venus devant Melun sur Seine, si l’assiégèrent tout environ et y firent amener et charroyer de Paris grand’foison de beaux engins, d’espringalles, qui nuit et jour jetoient dedans la forteresse. Avec tout ce, les gens d’armes y livroient plusieurs assauts grands et forts. Si se commencèrent à ébahir les Navarrois, et plus encore les dames ; et eussent trop volontiers vu les dites dames que cil siège se fût défait, à quel meschef que ce fût. Mais les capitaines et messire James de Pippes[4] et messire Jean Carbiniaux[5] les reconfortoient, ce qu’ils pouvoient, et leur disoient : « Dames, ne vous ébahissez néant ; car un de ces jours le siége sera levé de par monseigneur ; car il le nous signifie qu’ils ne demeureront point si longuement que ils ne soient combattus. Le roi de Navarre qui se tenoit à Évreux, assembloit voirement et prioit gens de tous côtés, en intention de venir lever le siége. Messire Philippe de Navarre son frère d’autre part prioit et assembloit gens de tous côtés ; et bien en avoient grand’foison. Si faisoient leur amas à Mante et à Meulan ; et y devoient être en celle chevauchée ceux de la garnison de Creel, de la Harelle, de Clermont, de Mauconseil et de plusieurs forteresses navarroises que les Navarrois et les Anglois tenoient d’une sorte là environ. D’autre part, messire Eustache d’Aubrecicourt et messire Pierre d’Audelée étoient tout informés de la journée, et y devoient être aussi avec ce qu’ils pourroient avoir de gens. Le duc de Normandie mandoit tous les jours gens d’armes et soudoyers là où il les pouvoit avoir, car il savoit bien que le roi de Navarre et messire Philippe son frère se mettoient en peine de venir lever le siége et combattre ses gens. Ce siége pendant, et d’autre part le roi de Navarre lui pourvéant, s’embesognoient bonnes gens de mettre ces deux seigneurs à accord ; car adonc étoient en France les deux cardinaux, le cardinal de Pierregord et le cardinal d’Urgel[6] ; et aussi aucuns sages barons de France qui véoient la pestillence et la misère où le royaume étoit enchu. Si fut tant allé de l’un à l’autre et pourparlé que la journée de paix fut assignée à être à Vernon[7] ; et là furent le duc de Normandie et son conseil, et d’autre part le roi de Navarre et messire Philippe de Navarre son frère ; et se porta si bien la journée que paix fut faite ; et devint le roi de Navarre bon François, et le jura à être, et mit en sa paix jusques à quatre cents chevaliers et écuyers auxquels le duc de Normandie pardonna tous ses mautalens : si en excepta-t-il aucuns autres à qui il ne voulut mie pardonner leurs méfaits.

À celle paix ne se voulut oncques tenir ni accorder messire Philippe de Navarre ; et dit au roi son frère que il étoit tout enchanté et se desloyauçoit au roi d’Angleterre à qui il étoit allié, et lequel roi lui avoit toujours si loyaument aidé à faire la guerre. Si se partit le dit messire Philippe de Navarre, et par grand mautalent, de son frère, lui quatrième tant seulement, et chevaucha le plus tôt qu’il put devant Saint-Sauveur-le-Vicomte, et là se bouta, qui étoit garnison angloise. Et en étoit capitaine, de par le roi anglois, un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Thomas d’Angourne[8], qui reçut adonc à grand’joye messire Philippe de Navarre, et dit qu’il s’acquittoit bien et loyaument devers le roi d’Angleterre.

  1. Dans beaucoup de manuscrits, ou lit au lieu des phrases du texte : « Jehan de Pippes et l’autre messire Jehan Carbiniaulx. Dedans la ville de Melun avoit, au jour que le duc de Normandie la vint assiéger, trois roines, l’une la roine Jeanne ante du roi de Navarre et femme jadis du roi Charles de France, l’autre la roine Blanche, femme jadis au roi Philippe de France et sœur germaine au roi de Navarre, la tierce la roine de Navarre, sœur au duc de Normandie. Le duc de Normandie envoya par son mandement, car en personne il n’y vint pas, messire Morel de Fiennes, connétable, etc. » Les imprimés offrent la même leçon à quelques légères différences près. Cette leçon n’est exacte que pour ce qui concerne le séjour des reines à Melun : elle est d’accord en ce point avec les Chroniques de France, le reste paraît absolument faux. 1o De Pippes et Carbiniaulx pouvaient bien avoir quelque commandement particulier dans Melun ; mais on ne saurait guère douter que les capitaines en chef ne fussent Martin de Navarre, autrement nommé Martin Henriquez et le Bascon de Mareuil. Le premier prend cette qualité dans des lettres du mois de décembre 1358, publiées dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais ; et on lit dans la vie de du Guesclin publiée par Menard, p. 75, que le Bascon de Mareuil commandait la garnison navarroise de Melun. 2o Il n’est pas vrai que le régent ne fut point au siège : tous les historiens contemporains, d’accord avec la leçon du texte, disent unanimement qu’il y était en personne.
  2. Ce fut au mois de juin que le régent se rendit à Melun, selon les Chroniques de France, chap. 112 ; mais elles ne disent point qu’il en fit le siége en forme : on y lit seulement qu’il fit fortifier l’abbaye du Lys et qu’il établit une bastille contre ses ennemis qui étaient maîtres de la ville, excepté de la partie située vers la Brie, dans laquelle ses troupes se maintenaient.
  3. Il se nommait Henri de Poitiers.
  4. On lit dans les Chroniques de France, chap. 108, que James de Pipe, qui était parti d’Évreux avec le roi de Navarre et son frère, fut fait prisonnier le 16 mars par la garnison d’une place appartenant au seigneur de Garencières. Il avait sans doute été échangé ou mis à rançon.
  5. Lord James Pipe et sir Hugh Calverley, deux Anglais, scion Barnès.
  6. Il est probable que Froissart se trompe, et que les deux cardinaux étaient retournés à Avignon depuis plusieurs mois. L’auteur des Chroniques de France, après avoir raconté leur arrivée à Paris le 3 décembre 1358, dit qu’ils allèrent voir le roi de Navarre à Meulan et la reine Blanche à Melun ; et que voyant qu’ils ne pourraient réussir à concilier les esprits, ils partirent incontinent pour Avignon.
  7. Suivant l’auteur des Chroniques de France, plus digne de foi à cet égard que Froissart, les conférences pour la paix se tinrent à Pontoise et furent terminées par un traité conclu le mercredi 21 août ; date qui est confirmée par des lettres du mois de septembre et du 12 octobre de cette année, conservées au trésor des Chartes et citées dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais. Ce traité n’est point parvenu jusqu’à nous ; mais cette perte est réparée jusqu’à un certain point par le chroniqueur qui en rapporte les principales clauses et entre dans d’assez grands détails sur les circonstances dans lesquelles il fut conclu.
  8. On peut douter qu’à cette époque Thomas d’Agworth fût capitaine de Saint-Sauveur-le-Vicomte ; car on ne voit pas qu’en 1359 Édouard ait donné de successeur dans cet emploi à Stephen de Cosington qu’il en avait pourvu par ses lettres du 5 février de cette année.