Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 404-405).

CHAPITRE XCIV.


Comment messire Eustache d’Aubrecicourt issit hors de Pons pour rencontrer les Champenois, et comment il réconforte ses gens.


Adoncques se partirent ces gens d’armes de Troyes, et étoient bien douze cents lances et neuf cents brigands ; et prirent leur chemin pour venir devers Nogent sur Saine. Les nouvelles étoient venues à messire Eustache d’Aubrecicourt, qui se tenoit adoncques à Pons sur Saine, que messire Brokars et l’évêque de Troyes devoient chevaucher : de laquelle avenue il avoit grand’joie, et les désiroit moult à trouver. Si étoit issu de Pons atout ce qu’il avoit de gens d’armes et d’archers ; et avoit mandé tous ceux des garnisons de là entour qui à lui se tenoient, et leur signifia que ils fussent à telle heure qu’il leur assigna sur les champs. Tous y vinrent ceux qui mandés y furent : si se trouvèrent bien quatre cents lances et environ deux cents archers. Quand messire Eustache les vit tous ensemble, si dit : « Nous sommes gens assez pour combattre tout le pays de Champagne ; or chevauchons au nom de Dieu et de Saint George ». Et étoit adonc messire Eustache armé de toutes parures, excepté de son bassinet, et chevauchoit une blanche haquenée moult bien allant, que sa mie par amour lui avoit envoyée, et un coursier aussi que on lui menoit en dextre.

Et n’eurent guères chevauché les Anglois quand ils ouïrent nouvelles des François ; et rapportèrent les coureurs de l’une partie et de l’autre que ils avoient vu les ennemis. Pas ne cuidoient les Anglois que les François fussent si grand’foison que ils étoient ; car si messire Eustache l’eût sçu, il se fût mieux pourvu de gens qu’il ne fit, et eût eu trop volontiers messire Pierre d’Audelée et Albrest, qui l’eussent réconforté de trois ou quatre cents combattans.

Sitôt que messire Eustache sçut quelle part les François étoient, il rassembla toutes ses gens ensemble et se mit en un tertre au dehors de Nogent, au fort d’une vigne, ses archers par devant lui ; et puis vinrent tantôt les François. Quand ils aperçurent les Anglois mis en ordonnance de bataille, ils s’arrêtèrent tout cois et sonnèrent leurs trompettes, et se recueillirent ensemble et ordonnèrent trois batailles, et en chacune avoit quatre cents lances. Si gouvernoit la première l’évêque de Troyes et messire Brokars, la seconde messire Jean de Châlons et le comte de Joigny, la tierce le comte de Vaudemont. Et point n’étoient encore les brigands venus, car ils venoient tous à pied : si ne se pouvoient mie si bien exploiter que ceux à cheval. Si déployèrent ces seigneurs de France leurs bannières et détrièrent un petit, pour amour de ce qu’ils vouloient avoir leurs brigands.

D’autre part, messire Eustache avoit pris le fort d’une vigne sur une petite montagne, et avoit mis ses archers très tous pardevant sa bataille. Si véoit trois batailles de François dessous lui, et en chacune autant de gens par semblant que il avoit en sa route. Mais de ce n’étoit-il point ébahi et disoit à tous ceux qui le pouvoient ouïr : « Seigneurs, seigneurs, combattons nous de bon courage ; cette journée sera nôtre, et puis serons tous seigneurs de Champagne : j’ai plusieurs fois ouï conter qu’il y a eu un comté de jadis en Champagne[1] : encore pourrai-je bien faire tant de services au roi d’Angleterre que je tiens pour roi de France, car il calenge l’héritage et la couronne, que par conquêt il la me donneroit. »

De ces paroles se réjouissoient les compagnons qui étoient de-lez lui, et disoient : « Par monseigneur Saint George, sire, nous y mettrons peine. » Adonc appela-t-il aucuns jeunes écuyers qui là étoient, tels que Courageux de Mauny un sien cousin[2], Jean de Paris, Martin d’Espagne, et autres que je ne sais nommer, et les fit là chevaliers ; et puis ordonna toutes gens aller à pied et retailler chacun son glaive au volume de cinq pieds. Les François, qui véoient leur convine, les désiroient moult à combattre : mais ils attendoient leurs brigands, qui point ne venoient, pour eux faire assaillir et escarmoucher contre les archers, pour attraire messire Eustache et sa bataille hors de leur fort. Mais messire Eustache ne l’avoit mie en propos ; ains se tenoit franchement sur la montagne, son pennon devant lui, qui étoit d’hermine à deux hamèdes de gueules.

  1. Le comté de Champagne qui avait appartenu à la maison de Navarre en avait été séparé par Louis-le-Hutin d’abord et ensuite par Philippe-le-Bel : il fut définitivement réuni plus tard à la couronne de France au détriment de Charles II de Navarre.
  2. C’était, suivant Barnès, un neveu du fameux Gautier de Mauny.