Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XLVII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 358-359).

CHAPITRE XLVII.


Ci dit quans grans seigneurs il eut pris avec le roi Jean, et combien il y en eut de morts ; et comment les Anglois fêtèrent leurs prisonniers.


Ainsi fut cette bataille déconfite que vous avez ouïe, qui fut ès champs de Maupertuis, à deux lieues de la cité de Poitiers[1], le dix-neuvième jour[2] du mois de septembre, l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent cinquante six. Si commença environ petite prime, et fut toute passée à nonne, mais encore n’étoient point tous les Anglois qui chassé avoient retournés de leur chasse et remis ensemble : pour ce avoit fait mettre le prince sa bannière sur un buisson, pour ses gens recueillir et rallier, ainsi qu’ils firent : mais ils furent toutes basses vêpres ainçois que tous fussent revenus de leur chasse. Et fut là mort, si comme on recordoit, toute la fleur de la chevalerie de France ; de quoi le noble royaume de France fut durement affoibli ; et en grand’misère et tribulation eschéy, ainsi que vous orrez ci-après recorder.

Avec le roi et son jeune fils, monseigneur Philippe, eut pris dix-sept comtes, sans les barons, les chevaliers et les écuyers ; et y furent morts entre cinq cents et sept cents hommes d’armes, et six mille hommes, que uns, que autres[3].

Quand ils furent tous en partie retournés de la chasse, et revenus devers le prince qui les attendoit sur les champs, si comme vous avez ouï recorder, si trouvèrent deux tant de prisonniers quils n’étoient de gens. Si eurent conseil l’un par l’autre, pour la grand’charge qu’ils en avoient, qu’ils en rançonneroient sur les champs le plus, ainsi qu’ils firent. Et trouvèrent, les chevaliers et les écuyers prisonniers, les Anglois et les Gascons moult courtois ; et en y eut ce propre jour mis à finance grand’foison, ou reçus simplement sur leur foi à retourner dedans le Noël ensuivant à Bordeaux sur Gironde, ou là rapporter les paiemens.

Quand ils furent ainsi que tous rassemblés, si se retrait chacun en son logis, tout joignant où la bataille avoit été. Si se désarmèrent les aucuns, et non pas tous ; et firent désarmer leurs prisonniers ; et les honorèrent tant qu’ils purent, chacun les siens ; car ceux qui prenoient prisonniers en la bataille étoient leurs, et les pouvoient quitter et rançonner à leur volonté.

Si pouvoit chacun penser et savoir que tous ceux qui là furent en cette fortunée bataille avec le prince de Galles, furent riches d’honneur et d’avoir, tant parmi les rançons des prisonniers, comme parmi le gain d’or et d’argent qui là fut trouvé, tant en vaisselle et en ceintures d’or et d’argent et riches joyaux, en malles farcies de ceintures riches et pesantes, et de bons manteaux. D’armures, de harnois et de bassinets ne faisoient-ils nul compte ; car les François étoient là venus très richement et si étoffement que mieux ne pouvoient, comme ceux qui cuidoient bien avoir la journée pour eux.

Or vous parlerons un petit comment messire James d’Audelée ouvra des cinq cents marcs d’argent que le prince de Galles lui donna, si comme il est contenu ci-dessus.

  1. La découverte de ce champ de bataille fut faite en 1743. Ce n’est pas à Beauvoir, au sud de Poitiers, mais à Beaumont, au nord de cette ville, que se trouve le champ de Maupertuis.
  2. La date en est fixée au lundi 19 de ce mois par les autres historiens contemporains et par les lettres qu’Édouard III adressa aux évêques de ses états, pour leur ordonner de rendre grâces au ciel de la victoire de son fils.

    Wilhelmus Wincester, dans ses Annales, de rerum Anglicarum, 1356, dit aussi : « Hoc anno, XIX die septembris, Captio regis Johannis Franciæ per Edwardum principem. »

  3. La Scala chronica, apud Leland, dit qu’il y eut treize comtes, un archevêque, soixante-six barons et bannerets et deux mille hommes d’armes prisonniers, et que, sans compter les comtes, vicomtes, bannerets, etc., trois mille hommes furent tués dans la poursuite. Les Français laissèrent en outre huit mille hommes d’armes sur le champ de bataille. Les Anglais n’en perdirent que dix-neuf cents et quinze cents archers.