Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXVIII

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CHAPITRE XXXVIII.


Comment le prince de Galles, quand il vit la bataille du duc de Normandie branler, commanda à ses gens chevaucher avant.


Quand les gens d’armes virent que cette première bataille étoit déconfite et que la bataille du duc de Normandie branloit et se commençoit à ouvrir, si leur vint et recrut force, haleine et courage trop grossement ; et montèrent erraument tous à cheval qu’ils avoient ordonnés et pourvus à demeurer de-lez eux. Quand ils furent tous montés et bien en hâte, ils se remirent tous ensemble et commencèrent à écrier à haute voix, pour plus ébahir leurs ennemis : « Saint George ! Guyenne ! » Là dit messire Jean Chandos au prince un grand mot et honorable : « Sire, sire, chevauchez avant, la journée est vôtre, Dieu sera huy en votre main ; adressons-nous devers votre adversaire le roi de France ; car celle part gît tout le fort de la besogne. Bien sçais que par vaillance il ne fuira point ; si nous demeurera, s’il plaît à Dieu et à Saint-George, mais qu’il soit combattu ; et vous dites or-ains que huy on vous verroit bon chevalier. » Ces paroles évertuèrent si le prince qu’il dit tout en haut : « Jean, allons, allons, vous ne me verrez mais huy retourner, mais toujours chevaucher avant. » Adoncques dit-il à sa bannière : « Chevauchez avant, bannière, au nom de Dieu et de Saint-George ! » Et le chevalier qui la portoit fit le commandement du prince. Là fut la presse et l’enchas grand et périlleux ; et maints hommes y furent renversés. Si sachez que qui étoit chu il ne se pouvoit relever, si il n’étoit trop bien aidé.

Ainsi que le prince et sa bannière chevauchoit en entrant en ses ennemis et que ses gens le suivoient, il regarda sur destre de-lez un petit buisson : si vit messire Robert de Duras qui là gissoit mort et sa bannière de-lez lui, qui étoit de France au sautoir de gueules, et bien dix ou douze des siens à l’environ. Si commanda à deux de ses écuyers et à trois archers : « Mettez le corps de ce chevalier sur une targe et le portez à Poitiers ; si le présentez de par moi au cardinal de Pierregort, et dites-lui que je le salue à ces enseignes. » Les dessus dits varlets du prince firent tantôt et sans délai ce qu’il leur commanda.

Or vous dirai qui mut le prince à ce faire : les aucuns pourvoient dire qu’il le fit par manière de dérision. On avoit jà informé le prince que les gens du cardinal de Pierregort étoient demeurés sur les champs et eux armés contre lui, ce qui n’étoit mie appartenant ni droit fait d’armes : car gens d’église qui, pour bien, et sur traité de paix, vont et traveillent de l’un à l’autre, ne se doivent point armer ni combattre pour l’un ni pour l’autre, par raison ; et pourtant que cils l’avoient fait, en étoit le prince courroucé sur le cardinal et lui envoya voirement son neveu, messire Robert de Duras, si comme ci-dessus est contenu. Et vouloit au châtelain d’Amposte, qui là fut pris, faire trancher la tête ; et l’eût fait sans faute en son yre, pourtant qu’il étoit de la famille du dit cardinal, si n’eût été messire Jean Chandos qui le refréna par douces paroles et lui dit : « Monseigneur, souffrez-vous et entendez à plus grand’chose que cette n’est ; espoir excusera le cardinal de Pierregort si bellement ses gens que vous en serez tout content. » Ainsi passa le prince outre et commanda que le dit châtelain fût bien gardé.