Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 274-277).

CHAPITRE CCIX.


Comment l’évêque de Norduich et les Anglois urbanistes prirent plusieurs villes en Flandre ; et comment ils mirent le siége devant Yppre ; et d’autres incidences.


Après la déconfiture de Dunquerque et la ville prise, entrèrent les Anglois en grand orgueil, et leur sembla bien que toute Flandre fût leur, et au voir dire, si ils fussent venus adonc devant Bruges, plusieurs gens disent et disoient adoncques, qui bien cuidoient savoir le convenant de ceux de Bruges, que elle se fût rendue Anglesche. Or ouvrèrent les Anglois autrement ; car ils eurent conseil d’aller devant Bourbourch et de prendre la ville, et puis venir devant Aire, et puis à Cassel, et de conquérir tout le pays et rien laisser derrière qui leur fût contraire ou ennemi ; et puis venir devant Yppre. Ils avoient imagination que la ville de Yppre se rendroit tantôt quand ils verroient le pays rendu. Lors se départirent les Anglois de Dunquerque quand ils en eurent fait leur volonté, et vinrent devant Bourbourch. Quand ceux de Bourbourch les sentirent approcher, ils furent si effrayés que tantôt ils se rendirent, sauves leurs vies et leurs biens. Ainsi furent-ils pris. Et entrèrent en la ville, et en orent grand joie, car ils dirent que ils en feroient une belle garnison pour guerroyer et hérier ceux de Saint-Omer et des frontières prochaines.

Après ce ils vinrent assaillir le chastel de Drichehan ; et furent trois jours devant ainçois que ils le pussent avoir, et l’eurent par force ; et y ot morts plus de deux cents hommes qui là se tenoient en garnison. Si le réparèrent les Anglois, et dirent que ils le tiendroient à leur loyal pouvoir ; et le rafreschirent de nouvelles gens et puis chevauchèrent outre, et vinrent à Cassel et prirent la ville ; et là orent grand pillage ; et adonc la répourvéirent-ils de leurs gens, et puis si s’en partirent et dirent que ils vouloient venir voir la ville de Aire. Mais savoient bien les plusieurs qui la connoissoient que elle n’étoit pas à prendre ni à assaillir, et que trop leur coûteroit : toutefois l’évêque de Norduich dit qu’il la vouloit voir de près.

À ce jour étoit capitaine de la ville d’Aire un gentil chevalier picquart, qui s’appeloit messire Robert de Bethune et vicomte de Meaux. Avecques lui étoient et de sa charge messire Jean de Roye, le sire de Clary, Lancelot de Clary, messire Jean de Bethune son frère, le seigneur de Montigny, messire Perducas du Pont-Saint-Martin, messire Jean de Cauny et messire Flourens son fils, et plusieurs autres, et tant que ils étoient bien environ six vingt lances de bonnes gens d’armes, chevaliers et écuyers. Quand l’évêque de Norduich, messire Hue de Cavrelée, messire Henry de Beaumont, messire Thomas Trivet, messire Guillaume Helmen, messire Mathieu Redman et les autres durent approcher Aire, et ils furent venus assez près sur un lieu et un pas que on clame au pays au Neuf-Fossé, ils se mirent tous en ordonnance de bataille et passèrent outre, tous serrés, pennons et bannières ventilans ; car ils ne savoient que le vicomte de Meaux et ses compagnons avoient empensé. Le vicomte, les chevaliers et écuyers, qui pour ce jour étoient en la garnison, étoient tous rangés et mis en bonne ordonnance sur la chaussée devant les barrières de la ville d’Aire, et pouvoient voir les Anglois tout closement passer sur la costière de eux et prendre le chemin de Saint-Venant ; mais ils n’étoient pas gens assez pour eux véer leur chemin : ainçois se tinrent tous cois sur le pas à leur garde et à leur défense ; et les Anglois passèrent outre et vinrent ce soir gesir à Saint-Venant, à deux petites lieues près de là.

De la ville de Saint-Venant étoit capitaine un chevalier de Picardie, qui s’appeloit messire Guillaume de Merle, lequel avoit fortifié le moûtier de la ville pour retraire lui et ses compagnons s’il besognoit, ainsi comme il fit ; car la ville n’étoit fermée que de palis et de petits fossés : si ne dura point longuement à l’encontre des Anglois : si entrèrent ens. Adonc se recueillirent les François, aucuns au chastel et aucuns en l’église qui étoit assez forte. Ceux du chastel ne furent point assaillis ; car le chastel est durement fort, ni on ne le peut approcher pour les larges et parfonds fossés qui sont à l’entour ; mais le moûtier fut assailli incontinent que les Anglois se trouvèrent en la ville, et que ils entendirent que les gens d’armes étoient là retraits.

Messire Guillaume de Merle fut là bon chevalier et vaillant, et vassaument se porta en défendant l’église de Saint-Venant. Les Anglois l’avoient environné tout autour qui traioient sajetes contre mont si omniement et si roide que à peine de ceux de dedans osoit nul venir ni être à la défense. Toutefois ceux qui se tenoient amont en leurs garites étoient pourvus de pierres et de pièces de bois, et d’artillerie assez raisonnablement ; si jetoient par effort et traioient sur ceux qui étoient en bas, et tant que ils en blessèrent plusieurs. Mais finablement l’assaut fut si bien continué, et si fort s’y éprouvèrent les Anglois, que le moûtier fut pris de force, et messire Guillaume de Merle dedans qui moult vaillamment se combattit et défendit ; aussi firent tous les autres ; et si ils espérassent à avoir confort de nul côté, ils se fussent encore mieux tenus et plus longuement ; mais nul confort ne leur apparoît ; pourtant furent-ils plus légers à prendre. Si demeura messire Guillaume de Merle prisonnier devers les Anglois ; et puis se mit à finance et retourna en France du bon gré son maître, par obligation, ainsi que tous gentilshommes françois et anglois ont toujours fait ouniement l’un à l’autre ; et ce n’ont pas fait Allemands ; car quand un Allemand tient un prisonnier il le met en ceps et en fers, en chaînes et en dures prisons, ni il n’en a nulle pitié ; et tout pour plus avoir grand’finance et grand’rançon d’argent.

Quand l’évêque de Norduich et les Anglois partirent de Saint-Venant, ils s’en vinrent loger ens ès bois de Nieppe qui n’étoient mie loin de là, et environ Bailleul en Flandre. Si entrèrent en la chastellerie de Pourpringhe, et de Messine et prirent toutes ces villes là, et y trouvèrent très grand’finance et moult de pillage ; et toutes les villes fermées, ils retenoient pour eux et mettoient en leur obéissance ; et là retraioient leur butin à Berghes et à Bourbourch. Quand ils orent de tout le pays fait leur volonté, ni nul ne leur alloit au devant, et qu’ils furent tous seigneurs de la marine de Gravelines jusques à l’Écluse, de Dunquerque, de Neuf-Port, de Furnes, de Blanquenbourch, ils s’en vinrent mettre le siége devant Yppre ; là s’arrêtèrent l’évêque de Norduich et les Anglois, messire Hue de Cavrelée et les autres ; et puis envoyèrent devers ceux de Gand ; et me semble que François Acreman y alla, qui avoit été à la bataille et à tous ces conquêts, et avoit mené les Anglois de ville en ville et de fort en fort.

Quand Piètre du Bois, et Piètre de Vintre et les capitaines de Gand entendirent que les Anglois les mandoient, et qu’ils séoient à siége devant la ville de Yppre, si en furent grandement réjouis ; et se ordonnèrent au plus tôt qu’ils purent de aller celle part ; et se départirent de la ville de Gand un mercredi au matin après les octaves Saint-Pierre et Saint-Paul environ vingt mille, à grand charroi et en bonne ordonnance, et s’en vinrent tout parmi le pays et au dehors de Courtray, devant la ville de Yppre. De leur venue furent les Anglois moult réjouis, et leur firent grand’chère ; et leur dirent que tantôt ils auroient conquis Yppre , et puis iroient prendre Bruges, le Dam et l’Écluse ; et ne faisoient nulle doute que dedans le mois de septembre toute Flandre seroit acquise à eux. Ainsi se glorifioient-ils en leurs fortunes.

Si étoit pour le temps capitaine de la ville de Yppre un moult sage et avisé chevalier, qui s’appeloit messire Pierre de la Sieple, qui là dedans s’étoit mis et bouté : par lui et par son sens s’ordonnoient toutes les besognes et les gens d’armes qui là dedans étoient boutés de par le duc de Bourgogne et le comte de Flandre. Avec le dessus dit chevalier étoit messire Jean de Bourgrave, chastelain de Yppre, messire Baudoin de Velledène, son fils le seigneur d’Yssenghien, le seigneur d’Estades, messire Jean Blanchart, messire Jean Hamel, messire Jean de Herselède, messire Nicolle Belle, le seigneur de Hollebecque, le seigneur de Roleghen, messire Jean Ahoutre, Jean de la Sièple écuyer, neveu au capitaine, messire Jean Belle, François Belle, messire George Belle, et plusieurs autres appertes gens d’armes, lesquels avoient grand soin, peine et travail pour les Anglois qui soubtivement et soigeusement les assailloient, peine et cremeur pour ceux de la ville que il n’y eût aucuns mauvais traîtres envers ceux de Gand, par quoi ils échéissent en danger par trahison de ceux de la ville de Yppre.

En ce temps se tenoit en la ville de Courtray, et en étoit capitaine un vaillant chevalier de Hainaut, qui s’appeloit messire Jean de Jumont ; et s’y étoit bouté à la prière et requête du duc de Bourgogne et du comte de Flandre. Et quand il y entra, nul chevalier de Flandre n’en osoit emprendre la charge ni le faix, tant étoit périlleuse à garder. Et quand le roi de France s’en partit, elle fut toute désemparée et exillée, par quoi moult petit de gens y demeuroient ni séjournoient ; car tout étoit ars et abattu, ni à peine savoit-on dessous toit où loger ses chevaux. Celle haute emprise de la garder emprit messire Jean de Jumont, et la rempara tantôt, et fit, Dieu merci, que par sa garde il n’y ot nul dommage, fors que tout honneur. Le duc de Bourgogne, qui entendoit soigneusement aux besognes de Flandre, car elles lui étoient si prochaines que bien lui touchoient, envoya de France environ soixante lances de Bretons devers Courtray pour rafreschir et reconforter messire Jean de Jumont ; et vinrent ces gens d’armes au commandement du duc jusques à Lille. Ils se partirent un vendredi au matin de Lille et prirent le chemin de Comines, et firent tant que ils y parvinrent. Et étoient le sire de Saint-Léger et Yvonnet de Taintiniac capitaines de ces gens.

En la ville de Comines étoient venus au matin, au point du jour, bien deux cents lances d’Anglois pour accueillir la proie du plat pays et mener devant Yppre. Ces gens d’armes bretons ne se donnoient de garde ; si échéirent en leurs mains. Là ot dur rencontre et fort au pied du pont de Comines, et vaillamment se portèrent les Bretons. Et si ils eussent été secourus d’autant de gens d’armes et d’autant d’archers comme ils étoient, ils s’en fussent bien partis sans dommage ; mais ils se trouvèrent trop peu contre tant de gens ; si les convint fuir et mettre en chasse. Si en y eut la greigneur partie des leurs morts et pris sur les champs en retournant vers Lille, et fut le sire de Saint-Léger navré durement et laissé pour mort sur la place : heureux furent ceux qui à ce rencontre échapper purent. Et dura la chasse de ces Anglois à ces Bretons jusques à demi-lieue près de la ville de Lille, en laquelle ville le sire de Saint-Léger à grand’peine tout navré fut apporté ; et mourut depuis au chef de cinq jours, et ainsi firent cinq de ses écuyers. Ainsi alla de celle aventure.

Toujours se tenoit le siége devant Yppre grand et fort, et faisoient les Anglois et les Flamands qui séoient devant plusieurs assauts ; et trembloient et se doutoient moult de ceux de la ville. Le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille, n’étoit pas bien assur de ce côté-là que Yppre ne fût prise ; car Anglois sont subtils, et si leur pouvoit venir d’Angleterre grand confort, sans nul empêchement, de Calais, par les garnisons que ils avoient prises en venant là sur le chemin. Voirement eussent-ils grand confort d’Angleterre, si ils voulsissent ou daignassent ; mais ils n’en comptoient à ce commencement que un petit, ni guères ne prisoient la puissance de France ni de Flandre. Et se tenoient aucuns hauts barons sur les marches de Douvres, d’Exsex, de Zandvich et de la comté de Kent, tous appareillés pour passer la mer et arriver à Calais et venir aider leurs gens, mais que ils en fussent signifiés ; et étoient bien mille lances et deux mille archers sur les frontières que j’ai dites, desquels gens d’armes messire Guillaume de Beauchamp et messire Guillaume de Windesore, maréchaux d’Angleterre, étoient élus à souverains de par le roi et tout son conseil. Et pour celle cause perdit le duc de Lancastre à faire en celle saison son voyage en Portingal ; car toute Angleterre étoit trop plus inclinée, si comme je vous ai dit ci-dessus en l’histoire, à l’armée de l’évêque de Norduich que à celle du duc de Lancastre.

Le comte de Flandre savoit bien toutes ces besognes et ces incidences comment elles se portoient, tant en Angleterre comme devant Yppre. Si avisa que il y pourverroit de remède à son loyal pouvoir. Bien supposoit que le duc de Bourgogne émouveroit le roi de France et les barons du royaume à venir bouter hors les Anglois de la comté de Flandre et du pays que ils avoient l’année devant conquis ; et pour ce que il savoit que les mandemens de France sont si lointains, et les seigneurs qui doivent servir le roi de si lointaines marches que moult de choses peuvent avenir ainçois que ils soient tous venus, il s’avisa ainsi que il envoieroit devers l’évêque du Liége messire Arnoul de Horne, qui était bon Urbaniste, afin que il vînt devant Yppre traiter aux Anglois, que ils se voulsissent déloger de là et traire autre part ; car il avoit très grand’merveille que ils lui demandoient, quand il étoit Urbaniste très bon et la comté de Flandre aussi, ainsi que tout le monde le savoit. Tant exploita le comte de Flandre par moyens et par subtils traités que l’évèque du Liége vint en Hainaut ; et passa à Valenciennes, et alla à Douay et puis à Lille, et parla au comte qui l’informa de tout ce qu’il vouloit qu’il dît. Adonc vint l’évêque du Liége devant Yppre, où l’évêque de Norduich et les Anglois et ceux de Gand séoient, qui le recueillirent liement, et l’ouïrent volontiers parler.

Je fus adonc informé que le comte de Flandre, par la parole de l’évêque du Liége, offroit à l’évêque de Norduich et aux Anglois que ils se voulsissent déporter de tenir le siége devant Yppre, et aller autre part faire guerre raisonnable sur les Clémentins, et il le feroit servir de cinq cents lances, trois mois tout pleniers, à ses dépens. L’évêque de Norduich et les Anglois répondirent que ils s’en conseilleroient volontiers. Ils s’en conseillèrent et parlèrent ensemble ; et là eut plusieurs paroles retournées ; car ceux de Gand disoient que nullement on n’eût trop grand’fiance ès paroles du comte ni en ses promesses ; car il les honniroit si il pouvoit : si que, tout considéré, on répondit à l’évêque que il se pouvoit bien retraire quand il lui plairoit, et que de ses requêtes on n’en feroit nulles, et que du siége où ils étoient ils ne se partiroient si auroient la ville de Yppre en leur commandement. Quand l’évêque vit que il ne exploiteroit autrement, si prit congé et s’en retourna à Lille, et fit sa réponse au comte ; et quand le comte vit que il n’en auroit autre chose, si fut plus pensif que devant ; et aperçut bien adonc tout clairement que si la puissance du roi de France ne levoit le siége, il perdroit la bonne ville de Yppre. Si escripsit tantôt toutes ces réponses et en paroles en lettres, et les envoya par un sien chevalier devers son fils et sa fille de Bourgogne qui se tenoient à Compiègne ; et l’évêque du Liége se partit du comte, et s’en retourna par Douay et par Valenciennes en son pays arrière.