Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 277-279).

CHAPITRE CCX.


Comment le roi de France assembla grand’armée pour aller lever le siége de Yppre tenu par les Anglois ; et de plusieurs rencontres qui y furent.


Le duc de Bourgogne se tint pout tout informé que les choses iroient et se porteroient mal en Flandre, si le roi de France et sa puissance n’y pourvéoit de remède. Si fit tant que un grand parlement fut assigné à être à Compiègne de tous les hauts barons et princes du royaume de France. À ce parlement furent et vinrent tous ceux qui mandés y furent ; et personnellement le duc de Bretagne y fut et plusieurs hauts barons de Bretagne. Là fut parlementé et conseillé : que le roi de France, par l’accord de ses oncles, le duc de Berry, le duc de Bourbon et le duc de Bourgogre, venroit en Flandre aussi étoffément ou plus que quand il fut à Rosebecque ; et lèveroit le siége de devant Yppre, et combattroit les Anglois et les Flamands, si ils l’attendoient. Toutes ces choses confirmées et accordées, le roi de France fit un mandement général par tout son royaume : que chacun, pourvu ainsi comme il appartenoit à lui, le quinzième jour d’août, fût à Arras, ou là environ ; et escripsit le roi aux lointains, tel que au comte d’Armignac, au comte de Savoie et au duc Frédéric de Bavière : ce duc étoit de la haute Allemagne, et fils de l’un des frères au duc Aubert, et grandement il se désiroit à armer pour les François, et de venir en France, et de voir l’état de France, car il aimoit tout honneur, et on lui avoit dit, si s’en tenoit pour tout informé, que tout honneur et chevalerie étoient et sont en France. Et pour ce que ce duc Frédéric étoit de lointain pays, il en fut signifié premièrement. Si fit ses ordonnances sur ce et dit que il venroit par Hainaut voir son oncle et ses cousins le comte de Blois et autres.

Entrementes que ce grand et espécial mandement du roi de France se faisoit, et que ces seigneurs partout s’appareilloient, se tenoit le siége devant Yppre grand et fort ; et y ot fait plusieurs assauts et escarmouches et des blessés des uns et des autres ; mais le capitaine de Yppre, messire Pierre de la Sieple, ensoigna si vaillamment que nul dommage ne s’y prit.

Le siége étant devant Yppre, avint que le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille, fut informé que le moûtier de la ville de Menin étoit fort et remparé, et que si les Anglois y venoient, de léger ils le prendroient, car il n’étoit point gardé ; et feroit grand dommage au pays : si ot conseil le comte que il l’envoieroit désemparer. Si appela messire Jean Moulin et lui dit : « Messire Jean, prenez des hommes de cette ville et des arbalêtriers et allez jusques à Menin et désemparez le moûtier, que les Anglois n’y viennent et le prennent et le fortifient ; car si ils faisoient ainsi, ils grèveroient le pays de ci environ. » Messire Jean répondit que c’étoit raison que il obéît et que il iroit volontiers. Sur ce il ordonna ses besognes et monta à lendemain au matin à cheval, et avecques lui un jeune chevalier, fils bâtard au comte de Flandre, qui s’appelloit messire Jean-sans-Terre ; et pouvoient bien être environ quarante lances et soixante arbalêtriers. Quand ils se partirent de la ville de Lille, ils cheminèrent vers Menin, et tant firent qu’ils y parvinrent ; et nullui ne trouvèrent en la ville, fors aucuns compagnons qui gardoient de leur volonté le moûtier. Tantôt mirent les deux chevaliers gens en œuvre et commencèrent à désemparer le moûtier et à défaire.

Ce propre jour chevauchoient environ deux cents lances d’Anglois et de Gascons, et entendirent, par leurs fourrageurs qu’ils encontrèrent, que il y avoit gens d’armes et arbalêtriers en la ville de Menin qui désemparoient l’église. Lors se trairent-ils celle part à force d’éperons, et exploitèrent tant que ils y parvinrent ; et eux venus en la place et devant le moûtier ils mirent tantôt pied à terre et empoignèrent leurs lances et commencèrent à écrier leurs cris. Quand messire Jean Moulin et le bâtard de Flandre virent ce convenant et que combattre les convenoit, si se mirent en ordonnance et se rangèrent moult gentiment sur la place, et firent traire leurs arbalêtriers ; de ce trait y ot aucuns de ces Anglois navrés et blessés ; mais tantôt on entra en eux. Là ot fait de petit de gens bon estour, et de renversés par terre des morts et des blessés ; mais finablement les Anglois étoient si grand’foison que les Flamands ne purent obtenir la place, et furent déconfits, et les deux chevaliers pris messire Jean-sans-Terre et messire Jean Moulin, lesquels se portèrent en eux défendant moult vaillamment. Encore en y ot des autres grand’foison de pris ; petit s’en retournèrent à Lille, qui ne fussent morts ou pris. Ainsi alla de cette aventure à Menin ; dont le comte de Flandre fut moult courroucé quand il le sçut ; mais amender ne le put pour celle fois. Si ramenèrent devant Yppre leurs prisonniers les Anglois et les Gascons, et en firent moult grand compte. Depuis n’y séjournèrent-ils point longuement que ils furent mis à finance.

Ainsi adviennent les faits d’armes ; on perd une fois et l’autre fois on gagne ; les avenues y sont moult merveilleuses ; ce savent ceux qui les poursuivent. Et toujours se tenoit le siége devant Yppre grand et fort, et étoit bien l’intention de l’évêque de Norduich et des Anglois et de Piètre du Bois que ils conquerroient Yppre ou par assaut ou autrement ; et toutefois ils ne s’en feignoient pas ; car ils le faisoient assaillir et escarmoucher très soigneusement. Entre plusieurs assauts qui y furent faits, il en y ot un très merveilleusement grand et redouté ; car il dura un jour tout entier presque jusques à la nuit ; et là furent faites de ceux de dehors et de ceux de dedans plusieurs grands appertises d’armes ; et se mirent les Anglois et les Flamands en grand’peine de conquérir la ville. Et là furent ce jour faits trois chevaliers de ceux de dedans, messire Jean de la Sieple, cousin du capitaine, messire François Belle, messire Georges Belle, et messire Jean Belle fut le quart ; et furent bons chevaliers en leur nouvelle chevalerie ; et là fut occis du trait d’un canon un moult appert écuyer Anglois, qui s’appeloit Louis Lin. Cil assaut fut moult dur et moult grand ; et en y ot grand’foison de blessés d’une part et d’autre, de ceux qui s’abandonnoient trop follement. Et vous dis que les archers d’Angleterre, qui étoient sur les dunes des fossés de la ville, traioient sajettes dedans si ouniement et si dur que à peine osoit nul apparoir aux créneaux de la ville et aux défenses. Et recueillirent ce jour ceux de Yppre bien la valeur de deux tonneaux pleins d’artillerie, espéciaiement de sajettes qui furent traites en la ville. Et n’osoit nul aller par les rues qui marchissoient aux murs où l’assaut étoit, pour paour du trait, si il n’étoit trop bien armé et pavesché de son bouclier. Ainsi dura cel assaut jusques à la nuit, que les Anglois et les Flamands, qui tout le jour avoient assailli en deux batailles, retournèrent en leurs logis, tous lassés et tous travaillés ; et aussi étoient ceux de la ville de Yppre.

Quand les Anglois et les Flamands qui devant Yppre séoient virent que point ne conquerroient la ville de Yppre par assaut et que moult y perdoient de leur artillerie, si avisèrent qu’ils feroient fagoter grand’foison de fagots et amener devant les fossés, et feroient jeter dedans pour les emplir, et estrain et terre sus ; et feroient tant que main à main ils iroient combattre ceux de la ville et miner les murs et abattre ; par ainsi ils la conquerroient. Adonc furent mis ouvriers en œuvre ; et envoyèrent ceux de l’ost, tout environ Yppre, couper et abattre bois, et fagoter et acharier à faix et puis mettre et asseoir sur le tertre des fossés. Ce ne fut pas si très tôt fait, ni ils ne purent pas accomplir leur ouvrage ; car le roi de France qui avoit grand désir de lever le siége et combattre les Anglois, comment que ce fût, avança ses besognes et se partit de Compiègne et fit tant que il vint à Arras.

Jà étoit passé le connétable de France et grand’foison de barons qui étoient ordonnés pour l’avant-garde et logés en Artois. Et le duc de Bretagne venoit atout deux mille lances, qui avoit grand’affection de conforter son cousin le comte de Flandre à ce besoin ; et moult y étoit tenu, car il l’avoit trouvé très appareillé du temps passé en ses affaires, bon et loyal ami.

Tous seigneurs approchoient, lointains et prochains ; et vinrent le comte de Savoie et le comte de Genève à bien sept cents lances de purs Savoyens. Le dit comte étoit fils du vaillant et gentil comte de Savoie, si comme vous avez ci-dessus ouï recorder ; allé en étoit avec le duc d’Anjou en Italie et au royaume de Naples, et là étoit trépassé d’une maladie ; dont ce fut grand dommage. Le duc Frédéric de Bavière s’avala aval à belles gens d’armes, et vint en Hainaut, et se tint au Quesnoy, et se reposa et rafreschit de-lez le duc Aubert son oncle, et son ante la duchesse Marguerite, et ses cousins leurs enfans. Le duc de Lorraine et le duc de Bar, atout grand’route, passèrent outre et s’en vinrent loger en Artois. Messire Guillaume de Namur, qui point n’avoit été en ces guerres dessus nommées, car le comte l’en avoit déporté, vint servir le roi et le duc de Bourgogne à deux cents lances de très bonnes gens d’armes ; et passèrent parmi Hainaut et s’en vinrent loger en Tournesis. Seigneurs venoient de tous lez, si efforcément et de si grand’volonté pour servir le roi de France que merveille est à considérer. Le comte Guy de Blois, en ces mandemens et assemblées faisant, avoit geu deshaitié à Landrecies ; et quand il put souffrir la peine, il fut apporté en litière à Beaumont en Hainaut, et là fut mieux à son aise ; car cel air lui fut plus agréable que celui de Landrecies. Si ne savoient ses gens, et aussi ne faisoit-il, si il pourroit souffrir la peine de chevaucher en celle armée avec le roi. Nonobstant qu’il fût moult deshaitié et moult foible, si se faisoient ses pourvéances grandes et grosses. Et aussi ses gens de la comté de Blois, le sire de Montguy, le sire de Viezin, messire Willemes de Saint-Martin, messire Walleram de Doustienne, capitaine de Romorentin et ces autres chevaliers et écuyers avalèrent aval pour venir au service du roi de France.