Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 265-266).

CHAPITRE CCVI.


Comment les Gantois prindrent et détruisirent Ardembourch et tuèrent ceux de la garnison ; et comment le comte de Flandre fit bannir aucuns Anglois demeurans à Bruges.


Vous savez que, quand le roi de France se partit de Tournay, la ville de Gand demeura en guerre ainsi comme en devant. Si étoient capitaines de Gand pour celle saison, Piètre du Bois, Piètre de Vintre et François Acreman ; et se renouveloient ces capitaines de nouvelles gens et de soudoyers qui leur vinrent de plusieurs pays ; et ne furent néant ébahis de guerroyer, mais aussi frais et aussi nouveaux que oncques mais. Et entendirent ces capitaines qu’il y avoit Bretons et Bourguignons en la ville de Ardembourch : si se avisèrent que ils se trairoient celle part et les iroient voir ; et se partirent de Gand Piètre du Bois et François Acreman, atout trois mille hommes, et s’en vinrent à Ardembourch. Là ot grand’escarmouche ; et de fait les Gantois gagnèrent la ville, mais leur coûta moult de gens. Toutefois il y ot bien deux cents soudoyers morts ; et fut la ville pillée et courue, et la greigneur partie arse. Et puis s’en retournèrent-ils à Gand atout leur butin et leur conquêt : si y furent reçus à grand’joie. Tantôt après ils coururent en la terre d’Alost et de Tenremonde, et jusques à Audenarde, et pillèrent tout le pays.

Le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille, entendit comment les Gantois s’avançoient de chevaucher et de courir sur le pays et de tout détruire ce qu’ils pouvoient ; si en fut durement courroucé ; et ne cuidoit mie qu’ils eussent le sens ni la puissance de tout ce faire, puisque Philippe d’Artevelle étoit mort. Mais on lui dit : « Sire, vous savez et avez toujours ouï dire que les Gantois sont durement subtils ; ils vous en ont bien montré et fait l’apparent. De rechef ils ont celle saison été en Angleterre ; si en y a de revenus, et par espécial François Acreman qui étoit compaing en toutes choses à Philippe ; et tant qu’il vive vous ne serez sans guerre. Encore savons-nous de vérité que il a fait pour la ville de Gand grands alliances au roi d’Angleterre ; car il est, où qu’il soit, à ses gages, et a tous les jours un franc de gages ; et couvertement Jean Sappleman, un pur Anglois qui demeure à Bruges et a demeuré dessous vous plus de vingt-quatre ans, le paie de mois en mois et paiera, et que ce soit voir. Rasse de Voure, Louis de Voz et Jean Stoquelare, lesquels sont de Gand, et le clerc qui procure à être évêque de Gand, sont encore demeurés derrière en Angleterre pour parfournir les alliances ; et vous en orrez plus vraies nouvelles que nous ne vous disons, dedans le mois de mai. »

Le comte de Flandre glosoit bien toutes ces paroles et les tint bien à véritables ; et voirement les étoient-elles. Adonc se courrouça-t-il sur ce Jean Sappleman et sur les Anglois qui demeuroient à Bruges, et les fit semondre par ses sergens à être à certain jour que il assigna devant lui au chastel à Lille. Les sergens du comte vinrent et admonestèrent Jean Sappleman et plusieurs autres Anglois, riches hommes, qui de ce ne se donnoient de garde, que ils fussent à la quinzaine devant le comte de Flandre au chastel de Lille. Quand ces Anglois ouïrent ces nouvelles, ils furent tout ébahis ; et parlèrent ensemble, et se conseillèrent, et ne savoient que penser ni imaginer pourquoi le comte les mandoit. Tout considéré ils se doutèrent grandement ; car ils sentoient le comte en sa félonnie moult hâtif. Si dirent entre eux : « Qui regarde le corps ne garde rien ; espoir est le comte informé sur nous durement ; car avecques François Acreman qui est à pension au roi d’Angleterre, a eu deux bourgeois de celle ville en Angleterre, lesquels espoir ont sur nous informé le comte, pour nous honnir ; car ils sont maintenant de sa partie. » Sur ce propos s’arrêtèrent ces Anglois, et n’osèrent les aucuns attendre le jugement du comte ni aller à Lille à leur journée. Si se partirent de Bruges et vinrent à l’Écluse, et firent tant que ils trouvèrent une nef appareillée, et l’achetèrent à leurs deniers, et se départirent, et vinrent arriver au quay de Londres.

Quand le comte de Flandre fut informé de celle affaire et que ces Anglois ne venroient point à leur journée, si en fut durement courroucé, et vit bien selon l’apparent que on l’avoit informé de vérité. Si envoya tantôt ses sergens à Bruges, et fit saisir tout ce que on put trouver de ces Anglois qui défuis s’étoient, et vendre tous leurs héritages. Et furent bannis de Flandre à cent ans et un jour Jean Sappleman de Londres et ses compagnons ; et ceux qui furent pris furent mis en la Pierre en prison ; dont il y en ot aucuns qui y moururent, et aucuns qui se rançonnèrent de tout ce que ils avoient de finance.

On dit en un commun proverbe, et voir est, que oncques envie ne mourut. Je le ramentois pourtant que par nature Anglois sont trop envieux sur le bien d’autrui et ont toujours été. Sachez que le roi d’Angleterre et ses oncles et les nobles d’Angleterre étoient durement courroucés du bien et de l’honneur qui étoit advenu au roi de France et aux nobles de France, à la bataille de Rosebecque ; et disoient en Angleterre les chevaliers quand ils en parloient ensemble : « Ha, Sainte Marie ! que ces François font maintenant de fumée pour un mont de vilains qu’ils ont rués jus. Plût à Dieu que ce Philippe d’Artevelle eût eu des nôtres deux mille lances et six mille archers ! il n’en fût jà pied échappé de ces François que tous ne fussent ou morts ou pris ; et par Dieu celle gloire ne leur demeurera mie longuement. Or avons-nous bel avantage de entrer en Flandre ; car le pays a été conquis du roi de France ; et nous le conquerrons pour le roi d’Angleterre. Encore montre bien à présent le comte de Flandre que il est grandement subgiet au roi de France et que il lui veut complaire de tous points, quand tous marchands anglois demeurans à Bruges et qui y ont demeuré passé a trente ans, tels y sont, il a bannis et enchâssés de Bruges et de Flandre. On a vu le temps que il ne l’eût pas fait pour nul avoir ; mais maintenant il n’en oseroit autre chose faire, pour la doutance des François. »

Ainsi et autres paroles langageoient les Anglois parmi Angleterre, et disoient que les choses ne demeureroient mie en ce point. On peut bien et doit supposer que c’étoit par envie.