Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 266-271).

CHAPITRE CCVII.


Comment le pape Urbain octroya un dixième à être cueilli en Angleterre, et bulle d’absolution de peine et de coulpe pour détruire les Clémentins ; et de l’armée des Anglois sur ce.


En ce temps s’en vint celui qui s’escripsoit pape Urbain sixième de Rome, par mer, à Jennes, où il fut reçu grandement et révéramment des Jennevois, et tint là son siége. Vous savez comment toute Angleterre étoit obéissant à lui tant que de l’église et plus fort que oncques mais, pour la cause de ce que le roi de France étoit Clémentin et toute la France aussi. Cil Urbain, auquel les Anglois et plusieurs autres nations créoient, si s’avisa, lui étant à Jennes, pour nuire au roi de France en quant que il pourroit, que il envoieroit en Angleterre au secours. Je vous dirai en quelle manière : il envoieroit ses bulles aux archevêques et évêques du pays, lesquelles feroient mention que il absolvoit et absoudroit tous ceux de peine et de coulpe qui aideroient à détruire les Clémentins ; car il avoit entendu que Clément son adversaire l’avoit pareillement fait en France et faisoit encore tous les jours ; et appeloient les François les Urbanistes, tant que en foi, chiens ; et aussi les Clémentins il vouloit condamner selon sa puissance en cel état ; et bien savoit que il ne les pouvoit plus grever que par les Anglois. Mais il convenoit, si il vouloit faire son fait, mettre une grand’mise de finance avant ; car bien savoit que les nobles d’Angleterre, pour toutes ses absolutions, ne chevaucheroient point trop avant si l’argent n’alloit devant ; car gens d’armes ne vivent point de pardons, ni ils n’en font point trop grand compte, fors au détroit de la mort. Si regarda que avecques ces bulles il envoieroit en Angleterre devers les prélats pour faire prêcher ; il octroyeroit un plein dixième sur les églises, au roi et aux nobles, pour être pleinement et sans danger payés de leurs gages, sans gréver le trésor du roi, ni la communauté du pays ; à laquelle chose il pensoit que les barons et les chevaliers d’Angleterre entendroient volontiers. Si fit incontinent escripre et grosser bulles à pouvoir, tant au roi comme à ses oncles et aux prélats d’Angleterre, de ces pardons et absolutions de peine et de coulpe. Et avecques tous biens dont il s’élargissoit, il octroioit au roi et à ses oncles un plein dixième par toute Angleterre à prendre et à lever, afin que messire Henry le Despenser, évêque de Norduich, fût chef de ces besognes et gens d’armes. Pour tant que les biens venoient de l’église, il vouloit que il y eût un chef d’église pour les gouverner. Si y ajouteroient les églises d’Angleterre et les communautés plus grand’foi.

Avecques tout ce, pour ce qu’il sentoit le royaume d’Espaigne contraire à ses opinions et aloyés à Clément avecques le roi de France, il s’avisa que de cel or et cel argent qu’il feroit lever et cueillir parmi le royaume d’Angleterre, le duc de Lancastre qui se tenoit roi de Castille de par sa femme, y partiroit, pour faire pareillement une autre armée en Castille. Et si le duc de Lancastre, avec puissance de gens d’armes acceptoit ce voyage, il accorderoit au roi de Portingal, lequel avoit guerre nouvelle au roi Jean de Castille, car le roi Ferrand étoit mort, un plein dixième partout le royaume de Portingal. Ainsi ordonna Urbain ses besognes ; et envoya plus de trente bulles en Angleterre, lesquelles en celle saison on reçut à grand joie.

Adonc les prélats en leurs prélations et seigneuries commencèrent à prêcher ce voyage par manière de croisière. Dont le peuple d’Angleterre, qui créoit assez légèrement, y ot trop grand’foi ; et ne cuidoit nul ni nulle issir de l’an à honneur ni jamais entrer en paradis, si il n’y donnoit et mettoit du sien. De pures aumônes à Londres et au diocèse il y ot plein un tonnel de Gascogne d’or et d’argent ; et qui le plus y donnoit, selon la bulle du pape, plus il avoit de pardons. Et tous ceux qui mouroient en celle saison, qui le leur entièrement résignoient et donnoient à ces pardons, étoient absous de peine et de coulpe par la teneur de la bulle. Tous heureux, disoient-ils en Angleterre, étoient tous ceux qui pouvoient mourir en celle saison, pour avoir si noble absolution. On cueillit en cel hiver et au carême, parmi Angleterre, tant par aumônes que par les dixièmes des églises, car tous étoient taillés et de eux-mêmes ils se tailloient trop volontiers, tant que on eut la somme de vingt cinq cent mille francs.

Quand le roi d’Angleterre et ses oncles et leurs consaulx furent informés et de vrai acertenés de la mise, si en furent tout joyeux, et dirent que ils avoient argent assez pour faire guerre aux deux royaumes, c’est à entendre France et Espaigne. Pour aller en Espaigne, au nom du pape et des prélats d’Angleterre avec le duc de Lancastre, fut ordonné l’évêque de Londres, qui s’appeloit Thomas, frère au comte de Devensière ; et devoient avoir charge de deux mille lances et de quatre mille archers, et leur devoit-on la moitié de cel argent départir. Mais ils ne devoient pas sitôt issir hors d’Angleterre que l’évêque de Norduich et sa route faisoient, pourtant que celle armée devoit arriver à Calais et entrer en France. Si ne savoit-on comment ils se porteroient, ni si le roi de France à puissance venroit contre eux pour les combattre.

Encore y avoit un autre point contraire au duc de Lancastre, qui grand’joie avoit de ce voyage : que toute la communauté généralement d’Angleterre s’inclinoit trop plus à être avec l’évêque de Norduich que de aller avec le duc de Lancastre ; car le duc, de trop grand temps avoit, n’étoit point en la grâce du peuple ; et si leur étoit le voyage de France plus prochain que celui d’Espaigne. Et disoient encore les aucuns en derrière, que le duc de Lancastre, pour la convoitise de l’or et de l’argent que il sentoit au pays, qui venoit de l’église et des aumônes des bonnes gens, pour en avoir sa part, s’y inclinoit plus que par dévotion que il y eût. Mais cel évêque de Norduich représentoit le pape et étoit par lui institué et député à ce faire ; parquoi la greigneur partie de Angleterre y ajoutoit grand’foi, et le roi Richard aussi.

Si furent ordonnés aux gages de l’église et de cel évêque Henry le Despenser, plusieurs bons chevaliers et écuyers d’Angleterre et de Gascogne, tels que le seigneur de Beaumont, Anglois, messire Hue de Cavrelée, messire Thomas Trivet, messire Guillaume Helmen, messire Jean de Ferrières, messire Hue le Despenser, cousin à l’évêque, fils de son frère, messire Guillaume Firenton, messire Mahieu Rademen, capitaine de Bervich, le seigneur de Chastel-Neuf, Gascon, messire Jean, son frère, Raymond de Marsen, Guillonnet de Pans, Garriot Vighier et Jean de Canchitan et plusieurs autres ; et furent, tous comptés, environ six cens lances et quinze cens d’autres gens. Mais grand’foison y avoit de prêtres, pour la cause de ce que la chose touchoit à l’église et venoit de leur pape.

Ces gens d’armes et ces routes firent leurs pourvéances bien et à point ; et leur délivroit le roi passage à Douvres et à Zanduich. Là firent-ils, environ Pâques, toutes leurs pourvéances et se trairent là, ceux qui passer vouloient, petit à petit ; et faisoient ce voyage par manière de croiserie.

Avant ce que l’évèque et les capitaines qui avec lui étoient, espécialement messire Hue de Cavrelée, messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen, ississent hors d’Angleterre, ils furent mandés au conseil du roi et là jurèrent solemnellement, le roi présent, de traire à chef à leur loyal pouvoir leur voyage, et que jà ils ne se combattroient contre homme ni pays qui tinssent Urbain à pape, mais à ceux qui l’opinion de Clément soutenoient : ainsi le jurèrent-ils trop volontiers. Et là dit le roi par l’accord de son conseil : « Évêque, et vous Hue, Thomas et Guillaume, vous venus à Calais, vous séjournerez sur les frontières en hériant France, un mois ou environ. Et dedans ce terme je vous rafreschirai de gens d’armes et d’archers, et vous envoierai un bon maréchal et vaillant homme, messire Guillaume de Beauchamp ; car je l’ai envoyé querre. Il est en la marche d’Escosse où il a la journée et frontière de parlement pour nous contre les Escots ; car les trêves de nous et des Escots doivent faillir à celle Saint-Jean. Lui revenu, vous l’aurez sans faute en votre compagnie ; si l’attendez ; car il vous sera très nécessaire de sens et de bon conseil. »

L’évêque de Norduich et les chevaliers dessus nommés lui orent en convenant que aussi feroient-ils ; et sur cel état se partirent-ils du roi et se mirent sur leur voyage ; et montèrent en mer à Douvres et arrivèrent à Calais le vingt troisième jour du mois d’avril, l’an mil trois cent quatre vingt et trois[1].

Pour ce temps étoit capitaine de Calais messire Jean d’Ewrues qui reçut l’évêque et les compagnons à grand’joie. Si mirent hors de leurs vaisseaux petit à petit leurs chevaux et leurs harnois, et se logèrent, ceux qui loger se purent, à Calais et environ, en bastides que ils avoient fait et faisoient tous les jours ; et furent là jusques à quatre jours en mai, en attendant leur maréchal, messire Guillaume de Beauchamp, qui point ne venoit. Quand messire Jean, évêque de Norduich, qui étoit jeune et voulenturieux et qui se désiroit à armer, car encore s’étoit-il petit armé, fors en Lombardie avecques son frère, se vit à Calais et capitaine de tant de gens d’armes, si dit une fois à ses compagnons : « À quelle fin, beaux seigneurs, séjournons-nous ici tant ? Messire Guillaume de Beauchamp ne viendra point. Il ne souvient ores au roi ni à ses oncles de nous. Faisons aucun exploit d’armes, puisque nous sommes ordonnés à ce faire ; employons l’argent de l’église loyaument, puisque nous en vivons ; et reconquérons de nouvel sur les ennemis. » — « C’est bon, répondirent ceux qui à ces paroles furent. Faisons savoir à nos gens que nous voulons chevaucher dedans trois jours, et regardons quelle part nous irons ni trairons ; nous ne pouvons partir ni issir des portes de Calais nullement que nous n’entrons sur terre d’ennemis, car c’est France de tous côtés, autant bien vers Flandre comme vers Boulogne ou Saint-Omer ; car Flandre est terre de conquêt, et l’a conquise par puissance le roi de France. Aussi nous ne pourrions faire meilleur exploit, tout considéré, ni plus honorable, que du recouvrer et reconquérir. Et le comte de Flandre a fait un grand dépit à nos gens, quand, sans nul titre de raison il les a bannis et chassés, hors de Bruges et du pays de Flandre. Il n’y a pas deux ans que il eût fait ce moult envis ; mais à présent il lui convient obéir aux ordonnances et plaisirs du roi de France et des François. » — « Donc si j’en étois cru, dit l’évêque de Norduich, la première chevauchée que nous ferions ce seroit en Flandre. » — « Vous en serez bien cru, ce répondirent messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen ; ordonnons nous sur ce et chevauchons celle part dedans trois jours ; car ce sera sur terre d’ennemis. » À ce conseil se sont du tout tenus et le firent à savoir à leurs gens.

À toutes ces paroles dites et devisées n’etoit mie messire Hue de Cavrelée ; ainçois étoit allé voir un sien cousin qui étoit capitaine de Guines, et s’appeloit messire Jean Draiton ; et demeura à Guines tout ce jour que il y alla, en intention de à lendemain revenir ; si comme il fit. Quand il fut revenu, l’évêque le manda dedans le chastel où il étoit logé, et les autres chevaliers aussi ; et pour tant que messire Hue étoit le plus usé d’armes de tous les autres et qui le plus avoit vu et été en grandes besognes, les chevaliers avoient dit à l’évêque qu’ils voudroient avoir l’avis de messire Hue, ainçois que ils fissent rien. Si lui dit l’évêque, présens eux, les paroles dessus dites, et lui commanda que il en dît son avis. Messire Hue répondit et dit à l’évêque : « Sire, vous savez sur quel état nous sommes issus d’Angleterre ; notre fait de rien ne touche au fait de la guerre des rois, fors sur les Clémentins ; car nous sommes soudoyers au pape Urbain, qui nous absout de peine et de coulpe si nous pouvons détruire les Clémentins. Si nous allons en Flandre, quoique le pays soit au duc de Bourgogne et au roi de France, nous nous forferons ; car j’entends que le comte de Flandre et tous les Flamands sont aussi bons Urbanistes que nous sommes. De rechef nous n’avons pas assez gens pour entrer en Flandre ; car ils sont grand peuple tout appareillés ès faits de la guerre, car ils n’ont eu autre soin puis quatre ans ; et si y a durement fort pays pour entrer et chevaucher ; et si ne nous ont les Flamands rien forfait. Mais si nous voulons chevaucher, chevauchons en France : là sont nos ennemis par deux manières. Le roi notre sire a guerre ouverte à eux ; et si sont les François tous Clémentins et contraires à notre créance tant que de pape. Outre nous devons attendre notre maréchal messire Guillaume de Beauchamp, qui doit hâtivement venir atout grand’gent ; et ce fut la dernière parole du roi notre sire, que il le nous envoieroit. Si loue et conseille de mon avis, puisque chevaucher voulons, que nous chevauchons vers Aire ou Montreuil : nul ne nous venra encore au devant ; et toujours nous croîtront gens qui istront de Flandre, et qui ont le leur tout perdu, et qui viendront gagner avecques nous, et qui ont encore au cœur la félonnie et le mautalent sur les François qui leur ont mort et occis en ces guerres leurs pères et leurs fils et leurs amis. »

À peine put avoir messire Hue finée sa parole, quand l’évêque le reprit, comme chaud et bouillant que il étoit, et lui dit : « Oil, oil, messire Hue, vous avez tant appris au royaume de France à chevaucher, que vous ne savez chevaucher ailleurs. Où pouvons-nous mieux faire notre plaisir et profit que de entrer en celle riche frontière de mer, de Bourbourch, de Dunquerque, de Neuport et en la chastellerie de Bergues, de Cassel, de Yppre et de Pourperinghe ? En ce pays-là que je vous nomme, si comme je suis informé des bourgeois de Gand qui sont ci en notre compagnie, ils ne firent oncques guerre qui leur grévât. Si nous irons là rafreschir et attendre messire Guillaume de Beauchamp si il veut venir ; encore n’est-il mie apparent de sa venue. »

Quand messire Hue de Cavrelée se vit ainsi rebouté de cel évêque, qui étoit de grand lignage en Angleterre et qui étoit leur capitaine, quoiqu’il fût vaillant chevalier, si se tut, et aussi il ne fut point aidé à soutenir sa parole de messire Thomas Trivet et de messire Guillaume Helmen ; et se partit de la place en disant : « Pardieu, sire, si vous chevauchez, messire Hue de Cavrelée chevauchera avec vous ; ni vous ne serez jà en voie ni en chemin où il ne se ose bien voir. » — « Je le crois bien, dit l’évêque, qui avoit grand désir de chevaucher ; or vous appareillez, car nous chevaucherons le matin. »

À ce propos se sont-ils du tout tenus ; et s’ordonnèrent de chevaucher à lendemain ; et fut leur chevauchée signifiée parmi la ville de Calais et en tous les logis. Quand ce vint au matin, les trompettes sonnèrent ; tous se départirent et prirent les champs et le chemin de Gravelines ; et pouvoient être en compte environ trois mille têtes armées. Tant cheminèrent que ils vinrent sur le port de Gravelines. Pour l’heure la mer étoit basse ; si passèrent outre et entrèrent au port, et le pillèrent, et assaillirent le moûtier que ceux de la ville avoient fortifié, et la ville qui étoit fermée de palis povrement, laquelle ne se put longuement tenir ; car il n’y avoit que ceux de la ville qui n’étoient que bons hommes et gens de mer. Car si il y eût des gentilshommes, ils se fussent bien plus longuement tenus que ils ne firent ; et aussi ceux du pays environ n’avoient point été signifiés de celle guerre et ne se doutoient point des Anglois. Si conquirent par assaut ces Anglois la ville de Gravelines et entrèrent ens, et puis allèrent vers le moûtier où les gens s’étoient retraits, et avoient mis leurs meubles, sur la fiance du fort lieu, leurs femmes et leurs enfans, et avoient autour de ce moûtier fait grands fossés : si ne les orent pas les Anglois à leur aise ; mais séjournèrent deux jours en la ville avant que ils pussent avoir le moûtier. Finablement ils le conquirent, et occirent grand’foison de ceux qui le gardoient ; et du demeurant ils firent leur volonté. Ainsi furent-ils seigneurs de Gravelines, et se logèrent en la ville, et y trouvèrent des pourvéances assez. Alors se commença tout le pays à émouvoir et à être effréé, quand ils entendirent que les Anglois étoient à Gravelines ; et se boutèrent les plusieurs du plat pays ens ès forteresses, et envoyèrent femmes et enfans à Bergues, à Bourbourch et à Saint-Omer. Le comte de Flandre qui se tenoit à Lille entendit ces nouvelles que les Anglois lui faisoient guerre et avoient pris Gravelines ; si se commença à douter de eux et du Franc de Bruges, et appela son conseil que il avoit de-lez lui et leur dit : « Je m’émerveille de ces Anglois qui me queurent sus et prennent mon pays, quel chose ils me demandent, quand, sans moi défier, ils sont entrés en ma terre. » — « Sire, répondirent les aucuns, voirement sont ces choses à émerveiller ; mais on peut supposer que ils tiennent maintenant la comté de Flandre pour France, pour ce que le roi de France a chevauché si avant et que le pays s’est rendu à lui. » — « Et quelle chose est bonne, dit le comte, que nous en fassions ? » — « Il seroit bon, répondirent ceux de son conseil, que messire Jean Vilain et messire Jean Moulin qui ci sont, et lesquels sont à la pension du roi d’Angleterre, allassent de par vous en Angleterre parler au roi et lui montrer bien et sagement celle besogne ; et lui demandassent de par vous à quelle cause il vous fait guerroyer ; et puisque guerre il vous vouloit faire, il le vous dût avoir signifié et défier ; et que ce n’est pas honorablement guerroyer. Espoir quand il orra vos chevaliers et messagers parler, se courroucera-t-il sur ceux qui vous font guerre, et les retraira à leur blâme hors de votre pays. » — « Voire, dit le comte, mais entrementes que nos chevaliers iront en Angleterre, ceux qui sont à Gravelines, qui ne leur ira au-devant, pourront trop durement porter grand dommage à ceux du Franc. » Donc fut répondu au comte et lui fut dit : « Sire, toujours convient que on voise parler à eux, tant pour avoir un sauf-conduit pour aller à Calais et en Angleterre, que pour savoir quelle chose ils vous demandent ; et messire Jean Vilain et messire Jean Moulin sont bien si avisés que, tout en parlant, ils mettront le pays assur. » — « Je le veuil, » dit le comte. Adonc furent les deux chevaliers informés de par le comte et son conseil, pour parler tant à l’évêque de Norduich, comme du voyage dont ils sont chargés d’aller en Angleterre, et de quelle chose ils parleroient au roi d’Angleterre et à ses oncles.

Entrementes que ces chevaliers s’ordonnoient pour venir à Gravelines parler à l’évêque de Norduich, s’assembloit tout le pays d’environ Bourbourch, Berghues, Cassel, Pourperinghe, Furnes, le Neufport et autres ; et s’en venoient vers Dunquerque ; et là se tenoient en la ville, et disoient que briévement ils défendroient et garderoient leur frontière et combattroient les Anglois ; et avoient ces gens de Flandre à capitaine un chevalier qui s’appeloit messire Jean Sporequin, gouverneur et regard de toute la terre madame de Bar, laquelle est en la frontière et marche dont je parle et siéd tout jusques aux portes de Yppre. Ce messire Jean Sporequin ne savoit rien que le comte voulsist envoyer en Angleterre ; car le Hazle de Flandre l’étoit venu voir à trente lances, et lui avoit dit que voirement étoit le comte à Lille, mais il n’en savoit autre chose ; et devoit marier sa sœur au seigneur de Waurin. Donc ces deux chevaliers rendoient grand’peine à émouvoir le pays et mettre ensemble les bons hommes. Et se trouvoient bien, de hommes à piques et à plançons et à cottes de fer, à aucquetons, à chapeaux de fer et à bassinets, plus de douze mille, et tous apperts compagnons de la terre madame de Bar, entre Gravelines et Dunquerque, si comme je fus informé. À trois lieues près et en-mi chemin siéd la ville de Mardique, un grand village sur la mer, tout desclos. Jusques à là venoient les Anglois courir ; et là avoit à la fois des escarmouches. Or vinrent à Gravelines messire Jean Vilain et messire Jean Moulin envoyés de par le comte, et vinrent sous un bon sauf conduit que ils avoient attendu à Bourbourch, tant que l’un de leurs hérauts leur ot apporté. Quand ils furent venus à Gravelines on les logea : ils se trairent, assez tôt après ce que ils furent descendus, devers l’évêque de Norduich, qui leur fit, par semblant, assez bonne chère ; et avoit ce jour donné à dîner à tous les barons et chevaliers de l’ost ; car bien savoit que les chevaliers du comte devoient venir ; si vouloit que ils les trouvassent tous ensemble.

Lors commencèrent à parler les deux chevaliers dessus nommés, et dirent à l’évêque : « Sire, nous sommes ci envoyés de par monseigneur de Flandre. » — « Quel seigneur ? » dit l’évêque. « Le comte, sire, répondirent ceux ; il n’y a autre seigneur en Flandre de lui. » — « En nom de Dieu ! dit l’évêque, nous y tenons à seigneur le roi de France ou le duc de Bourgogne nos ennemis ; car par puissance ils ont en celle saison conquis tout le pays. » — « Sauve soit votre grâce, répondirent les chevaliers, la terre fut à Tournay ligement rendue et remise en la main et gouvernement de monseigneur Louis le comte de Flandre, qui nous envoie devers vous, en priant que nous, qui sommes de foi et de pension au roi d’Angleterre votre seigneur, ayons un sauf conduit pour aller en Angleterre et pour aller au roi, à savoir pourquoi sans défier il fait guerre à monseigneur le comte de Flandre et à son pays. » Répondit l’évêque : « Nous aurons conseil de vous répondre, et vous en serez répondus le matin. » Pour l’heure ils n’en purent autre chose faire ni autre réponse avoir ; assez leur suffit ; si se trairent à leurs hôtels et laissèrent les Anglois conseiller, qui orent ce soir conseil ensemble tel que je vous dirai.

Tout considéré, et regardé leur fait et l’emprise que ils avoient empris, ils dirent que à ces chevaliers ils n’accorderoient nul sauf conduit pour aller en Angleterre ; car le chemin y est trop long ; et entrementes que ils iroient et retourneroient, et que le pays seroit assur, il se pourroit nullement fortifier, et le comte qui est subtil signifier son état au roi de France ou au duc de Bourgogne, parquoi dedans briefs jours si venroient tant de gens contre eux que ils ne seroient pas forts assez du résister ni du combattre. Ce conseil arrêtèrent-ils : « Et quelle chose répondrons-nous demain matin à eux ? » Messire Hue de Cavrelée en fut chargé du dire et de en donner le conseil. Si dit ainsi à l’évêque : « Sire, vous êtes notre chef, si leur direz que vous êtes en la terre de la duchesse de Bar, qui est Clémentine ; et pour Urbain et non pour autre vous faites guerre ; et si les gens de celle terre, les abbayes et les églises veulent être bons Urbanistes et cheminer avecques vous où vous les mènerez, vous passerez parmi le pays et ferez passer vos gens paisiblement pour payer tout ce qu’ils prendront. Mais tant que de eux donner sauf conduit d’aller en Angleterre, vous n’en ferez rien, car notre guerre ne regarde de rien la guerre du roi de France ni du roi d’Angleterre ; mais sommes soudoyers au pape Urbain ; et il m’est avis que cette réponse doit suffire. » Tous ceux qui là étoient l’accordèrent, et espécialement l’évêque qui n’avoit cure quelle chose que on fît ni desist, mais que on se combattît et que on guerroyât le pays : ainsi demeura la besogne celle nuit.

Quand ce vint à lendemain après la messe, les deux chevaliers du comte, qui désiroient à faire leur voyage et d’avoir réponse, s’en vinrent à l’hôtel de l’évêque, et attendirent tant que ils orent ouï la messe ; puis ils se mirent en sa présence. Il leur fit bonne chère, par semblant, et jangla[2] un petit à eux d’autres besognes, pour détrier tant que ses chevaliers fussent venus. Quand ils furent tous ensemble, l’évêque parla et dit ainsi : « Beaux seigneurs, vous attendez réponse ; vous l’aurez. Sur la requête que vous avez faite de par le comte de Flandre, je vous dis que vous vous pouvez bien retraire et retourner quand vous voudrez devers le comte, ou aller devers Calais en votre péril, ou en Angleterre autant bien ; mais je ne vous donne nul sauf conduit ; car je ne suis pas du roi d’Angleterre chargé si avant que pour ce faire. Je suis soudoyer au pape Urbain, et tous ceux qui sont en ma compagnie sont à lui et à ses gages, et ont pris ses deniers pour le servir. Or nous trouvons-nous à présent en la terre de la duchesse de Bar, qui est Clémentine : si ses gens veulent tenir son opinion, nous leur ferons guerre ; et si ils veulent venir avecques nous, ils partiront à nos absolutions ; car Urbain, qui est notre pape et pour qui nous voyageons, absout tous ceux de peine et de coulpe qui aideront à détruire les Clémentins. »

Quand les deux chevaliers entendirent celle parole si partirent, et dit messire Jean Vilain : « Sire, tant comme aux papes, je crois que vous n’avez point ouï parler du contraire que monseigneur de Flandre ne soit bon Urbaniste ; si êtes mal adressé si vous lui faites guerre ni à son pays ; et il croit que le roi d’Angleterre ne vous a pas chargé si avant que de lui faire guerre ; car si guerre lui voulsist faire, il est bien si noble et si avisé que il l’eût avant fait défier. » De celle parole s’enfellonny l’évêque, et dit : « Or allez, si dites à votre comte que il n’en aura autre chose ; et si il vous veut envoyer en Angleterre, ou autres gens, mieux savoir l’intention du roi, si voisent ceux qui envoyés y seront ailleurs prendre leur chemin ; car par ci ni par Calais ne passeront-ils point. » Quand les chevaliers virent qu’ils n’en auroient autre chose, ils se départirent et prirent congé, et retournèrent à leur hôtel et dînèrent, et puis montèrent à cheval et vinrent ce jour gésir à Saint-Omer.

  1. On trouve dans Rymer plusieurs actes sur cette croisade de l’évêque de Norwich.
  2. Causa familièrement.