Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 279-281).

CHAPITRE CCXI.


Comment les Anglois qui tenoient le siége devant Yppre, sentans le roi de France approcher, levèrent leur siége ; et comment les François prindrent aucunes garnisons d’Anglois.


Nouvelles vinrent au siège devant Yppre à l’évêque de Norduich, à messire Hue de Cavrelée et aux Anglois que le roi de France s’en venoit à effort sur eux, et avoit en sa compagnie plus de vingt mille hommes d’armes, chevaliers et écuyers ; et bien soixante mille autres gens. Ces paroles en leur ost monteplièrent tant que elles furent tournées en voir, car de premier on ne les vouloit croire ; mais il leur fut dit pour vérité que il étoit ainsi, et que ils seroient combattus eux séants à leur siége ; et si venoit le duc de Bretagne contre eux ; duquel ils avoient grand’merveille. Adonc eurent-ils conseil ensemble pour savoir que ils feroient ni comment ils se maintiendroient. Tout considéré, ils ne se véoient pas assez forts ni puissans pour attendre la puissance du roi ; et dirent ainsi, que c’étoit bon que Piètre du Bois, Piètre de Vintre et les Gantois s’en retournassent vers leur ville de Gand, et les Anglois s’en retourneroient vers Berghes et Bourbourch, et se mettroient en leurs garnisons ; et si puissance leur venoit d’Angleterre, que le roi Richard passât la mer, ni ses oncles, ils auroient avis. Ce conseil fut tenu ; ils se délogèrent ; ceux de Gand se trairent vers Gand et tant firent que ils y parvinrent, et les Anglois se retrairent vers Berghes et vers Bourbourch, et se boutèrent dedans les forts que ils avoient conquis.

En ce propre jour que le Gantois retournèrent à Gand y descendit messire Henry de Percy fils au comte de Northonbrelande, qui venoit de Prusse et avoit entendu sur son chemin, assez près de Prusse, que le roi de France et le roi d’Angleterre se devoient, en la marche de Flandre ou d’Artois, par bataille, puissance contre puissance, combattre ensemble ; dont le chevalier étoit si réjoui et ot si grand désir d’être à celle journée, que en ce où il eût mis, s’il eût chevauché uniment, ainsi que on voyage, quarante jours, il n’en y mit que quatorze. Il laissa toutes ses gens et son arroy derrière ; et exploita tant, par chevaux changer souvent, que lui et un page, depuis qu’il sçut les nouvelles, il se trouva en la ville de Gand. On lui doit tourner à bonne volonté et vaillance.

Nouvelles vinrent au roi de France qui se tenoit en la cité d’Arras, et à ses oncles, et aux hauts seigneurs qui là étoient, que les Gantois étoient issus et partis du siége de Yppre, et les Anglois aussi, et chacun retrait en son lieu. Adonc ot le roi conseil de hâter ses besognes et de eux poursuir, et ne vouloit pas que ils lui échappassent. Ainsi se partit d’Arras et vint au Mout-Saint-Éloy, une moult belle abbaye ; et là se tint quatre jours, tant que le duc de Berry fût venu ; et toujours venoient et applouvoient gens de tous lez. Et fut sçu par le connétable et par les maréchaux, et par messire Guichart Dauphin, maître des arbalêtriers, que le roi avoit plus de cent mille hommes. Adonc se départit le roi du Mont-Saint-Éloy et prit le chemin de Saint-Omer, et vint à Aire, dont le vicomte de Meaux étoit capitaine ; et là séjourna deux jours. Et toujours approchoient gens d’armes ; et jà étoient le connétable et ceux de l’avant-garde devant, et logeoient en la vallée du mont de Cassel. Et le roi s’en vint à Saint-Omer, et là s’arrêta en attendant ses gens qui venoient et arrivoient de tous pays et de toutes parts. Et vous dis que quand le duc Frédéric de Bavière descendit en l’ost du roi de France, les grands barons de France pour lui honorer lui allèrent au devant, pourtant que de si lointaines marches il étoit venu voir et servir le roi. Et proprement le roi lui fit grand’chère et lui sçut gré de sa venue ; et le fit loger tout le voyage au plus près de lui comme il put par raison. En l’ost avoit bien, tant de ceux de France que des étrangers qui venus étoient servir le roi de France, environ trois cent cinquante mille chevaux ; et se peut et doit-on émerveiller où pourvéances pouvoient être prises pour assouvir un tel ost : si étoit celle fois que on en avoit grand’faute et autre fois assez par raison.

Le comte Guy de Blois qui se tenoit à Beaumont en Hainaut, quoique il ne fût pas bien haitié, mais tout pesant, pour la forte et longue maladie que il avoit eue en l’été, imagina en lui-même que ce ne lui seroit pas honorable chose de séjourner, quand tant de si hauts princes et de si nobles se trouvoient sur les champs. Et aussi on le demandoit ; car il étoit un des grands chefs de l’arrière-garde : si valoit trop mieux que il se mît à chemin et à voie et en la volonté de Dieu, que ce que on supposât que il demeurât derrière par feintise. Le gentil sire se mit à chemin, et ne pouvoit nullement souffrir le chevaucher ; mais il se mit en litière et se partit de son hôtel et prit congé à madame sa femme et à Louis son fils. Plusieurs gens de son conseil même lui tournoient ce voyage à grand outrage, et pour la cause de ce que il faisoit chaud et étoit le temps moult enfermé ; et les autres qui en oyoient parler lui tournoient à grand’vaillance.

Avec lui se départirent de Hainaut le sire de Haverech, le sire de Senzelles, messire Girart de Warrières, messire Thomas de Distre, le sire de Doustienne, messire Jean de la Glistelle, qui devint chevalier en ce voyage, et plusieurs autres. Si passa parmi Cambray, et puis vint à Arras ; et se mirent tous ensemble : si se trouvèrent bien quatre cents lances. Et toudis les suivoient leurs pourvéances qui venoient de Hainaut, belles et grandes ; car de ce étoit-il bien étoffé. Or parlons du roi de France comment il persévéra.

Tant exploita le roi de France que il vint à Saint-Omer, et là s’arrêta et rafreschit ; et l’avant-garde, le connétable et les maréchaux, allèrent vers le mont de Cassel que aucuns Anglois tenoient. Si assaillirent la ville ; et fut prise d’assaut, et tous ceux morts qui dedans étoient ; et ceux qui échappèrent se retrairent vers la ville de Berghes, là où messire Hue de Cavrelée étoit et bien trois mille Anglois. Et l’évêque de Norduich n’y étoit pas, ainçois étoit retrait vers Gravelines, pour tantôt être à Calais, si mestier faisoit. Tout le pays d’environ Cassel fut ars, pillé et délivré des Anglois. Et s’en vint le roi de France de Saint-Omer loger en une abbaye outre au chemin de Berghes, que on dit Ravensberghe ; et là s’arrêta ; ce fut un vendredi. Le samedi au matin chevauchèrent ceux de l’avant-garde, le connétable de France et les maréchaux, le sire de Coucy et grand’foison de bonnes gens d’armes ; et s’en vinrent devant le chastel de Drichehan où il avoit environ trois cents hommes d’armes anglois qui le tenoient et qui toute la saison une grand’garnison faite en avoient. On fit assaut au chastel grand et fort, et s’éprouvèrent grandement les François ; faire le convenoit qui conquérir le vouloit, car ces Anglois qui dedans étoient le défendoient si très bien que merveille seroit à penser. Toutefois, par bien assaillir et par beau fait d’armes, le chastel fut conquis, et tous ceux morts qui dedans étoient ; ni le connétable n’en prenoit ni ne vouloit nul prendre à merci, et là fut trouvé en la basse cour le plus bel blanc cheval, et de plus gente taille que on n’eût point vu en toute l’armée ; si fut présenté au connétable ; et tantôt le connétable l’envoya au roi de France. Le roi vit le cheval moult volontiers et lui plut grandement bien et le chevaucha le dimanche tout le jour.

Adonc vint le comte de Blois et sa route en l’ost. Si fut par ordonnance en l’arrière-garde, si comme il avoit été l’année devant à Rosebecque, le comte d’Eu, le comte de Harecourt, le sire de Chastillon et le sire de Fère en sa compagnie ; et toujours applouvoient gens d’armes de tous côtés ; et faisoit une très belle saison et sèche : autrement sur celle marine gens et chevaux eussent eu trop fort temps, ni on ne pût être allé avant.

En la ville de Berghes, qui n’étoit fermée que de simples palis et de fossés étoient retraits tous les Anglois, excepté l’évêque, lequel s’en étoit allé à Gravelines, ainsi que tout ébahi. Et se repentoit grandement en courage de ce qu’il avoit empris en celle saison ce voyage ; car il véoit bien qu’il issoit de ses conquêts en grand blâme. Et plus avant il avoit mises paroles outre qui étoient épandues parmi le royaume de France ; car il s’étoit vanté, lui étant au siége devant Yppre, que là il attendroit le roi de France et sa puissance et le combattroit. Or véoit-il comment il lui avoit convenu soudainement partir du siége et fuir, car sa puissance ne pouvoit pas faire fait contre celle du roi de France. Si contournoit tout en grand blâme : aussi faisoient les Anglois qui à Calais étoient, et disoient que ils avoient mal employé l’argent du pape. Au voir dire, le duc de Lancastre, qui se tenoit en Angleterre, et qui avoit perdu par le fait de l’évêque son voyage pour celle saison, ne voulsist mie que la chose allât autrement : aussi ne fissent tous les barons d’Angleterre ; car quand messire Jean de Beauchamp et messire Guillaume de Windesore leur mandèrent, eux étant devant Yppre, que si ils vouloient gens et confort ils en auroient assez, l’évêque répondit, aussi fit messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen, que ils avoient gens assez et que plus n’en vouloient pour combattre le roi de France et sa puissance. Mais messire Hue de Cavrelée qui avoit plus vu de besognes que eux tous avoit toujours parlé autrement, et avoit dit à la requête des barons d’Angleterre, le siége étant devant Yppre, quand les nouvelles leur en vinrent : « Seigneurs, vous vous confiez grandement en votre puissance ; pourquoi refusons-nous le confort de nos gens quand ils se offrent à nous ? Un jour pourroit venir que nous nous en repentirions. » Mais de ces paroles ne put être ouï, et disoient que ils avoient gens assez. Si demeura la chose en cel état, et tant que ils perdirent plus que ils n’y gagnèrent.