Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 284-286).

CHAPITRE CCXIII.


Comment François Acreman et les Gantois prindrent de nuit la ville d’Audenarde et boutèrent hors tous les habitans d’icelle, de laquelle prise ceux de Gand furent moult réjouis.


François Acreman, Piètre de Vintre et Piètre du Bois, capitaines de Gand, qui étoient retournés du siége de devant Yppre et leurs gens aussi, et rentrés en la ville de Gand, soubtilloient nuit et jour comment ils pussent porter dommage et contraire à leurs ennemis. Si entendit François Acreman que le capitaine d’Audenarde, messire Gilbert de Lieureghen n’étoit point en Audenarde ni les gens d’armes ; mais étoient en cette chevauchée du roi devant Berghes et Bourbourch, car le comte de Flandre l’avoit mandé ; et entendit François que la ville d’Audenarde étoit en bien simple garde, et que les fossés devers les prairies pour aller à Ham étoient tous mis au sec, et que on les avoit vidés d’eau pour avoir le poisson, et que on pouvoit bien aller jusques aux murs de la ville tout à pied, et par échelles entrer dedans la ville. Ce avoient rapporté en la ville de Gand les espies de François Acreman, qui avoient à grand loisir et de jour et de nuit avisé et épié Audenarde ; car les gardes ne faisoient nul compte de ceux de Gand, et les avoient ainsi que tous mis en oubli et en non chaloir. Quand François Acreman fut justement informé de toutes ces choses par le juste rapport de ses espies, il vint à Piètre du Bois et lui dit : « Piètre, ainsi git la ville d’Audenarde en cil parti ; je me vueil aventurer pour la prendre et écheller : il n’y fit oncques si bon que il fait maintenant, car le capitaine ni ses gens d’armes n’y sont point, mais sont en l’ost avecques le roi en celle frontière de Saint-Omer, et ne sont en doute de nullui. »

Piètre du Bois s’y accorda légèrement et lui dit : « François, si vous pouvez venir à votre entente, oncques homme ne besogna mieux ; et sera un fait dont vous serez grandement recommandé. » — « Je ne sçais, dit François, le courage m’en siéd trop bien ; le cœur me dit que nous aurons en celle nuit Audenarde. »

Adonc prit François Acreman jusques à quatre cens compagnons, ceux èsquels il avoit la greigneur fiance ; et se partit de Gand sur la nuit et se mit au chemin pour venir devers Audenarde. C’étoit au mois de septembre que les nuits sont longues assez, et si faisoit si bel et si clair que c’étoit un grand déduit. Environ mie-nuit ils vinrent devers les prairies d’Audenarde ; et avoient toutes prêtes leurs échelles avecques eux. Ainsi qu’ils passoient parmi les marais il y avoit une femme qui tailloit et coupoit herbes pour ses vaches et étoit là quatie. Si entendit l’effroy et entendit parler, et bien connut que c’étoient Gantois qui venoient vers Audenarde pour embler la ville, et leur vit porter échelles. Cette povre femme fut toute ébahie ; mais elle se conforta et dit en soi-même que elle venroit en Audenarde tout ce dire et noncier aux gardes. Si mit son faix d’herbe jus et prit son tour par une adresse que bien savoit, et tant fit qu’elle vint sur les fossés avant que les Gantois y pussent venir ; et commença à parler et à li complaindre ; et tant fit que un bon prudhomme qui faisoit le guet pour la nuit et alloit de porte en porte réveiller les compagnons l’ouït et demanda qui étoit là. « Hà, dit la femme, je suis une povre femme qui demeure en ces marais. Soyez sur votre garde, car pour certain il y a assez près d’ici une grand’quantité de Gantois ; car je les ai vus et ouïs ; et portent une grand’quantité d’échelles et embleront Audenarde si ils peuvent. Je m’en revais, car si ils me trouvoient ou encontroient je serois morte. »

Atant se partit la prude femme ; et le prudhomme demeura tout ébahi, et se pensa que il se tenroit tout coi pour voir que ce seroit, et si celle femme disoit voir.

Les Gantois, qui coiement et couvertement faisoient leur fait et emprise et vouloient faire, avoient bien ouï parler l’homme et la femme, ainsi que de nuit on oyt moult clair ; mais rien ne savoient que ils avoient dit, fors seulement le son de leur langage. Adonc envoya François Acreman devant quatre compagnons, et leur dit : « Allez, allez tout secrètement, sans sonner mot et sans tousser, et regardez haut et bas si vous orrez et apercevrez rien. » Ils le firent tout ainsi ; et François et les autres demeurèrent en-mi les marais et se tinrent tous cois ; et étoient assez près de celle bonne femme qui bien les véoit et entendoit ; mais point ne la véoient ni oyoient.

Ces quatre varlets de François vinrent jusques aux fossés, et regardèrent vers les murs, et ne virent ni ouïrent rien. Or regardez la grand mésaventure ; car si ceux de dedans eussent tant seulement eu une chandelle allumée que les Gantois eussent vue, ils n’eussent osé traire avant ; car ils supposassent par dehors qu’il y eût eu grand gait. Les varlets retournèrent à François, et lui dirent que ils n’avoient rien vu ni ouï : « Je le crois bien, dit François, ce fut espoir le gait de nuit qui avoit fait son tour et s’en ralloit coucher ; allons, allons par ce haut chemin vers la porte, et retournerons tout bas selon les fossés. » Encore ouït la bonne femme toutes ces paroles. Donc que fit-elle ? Tantôt se mit à chemin, ainsi comme en devant, et vint à l’homme du gait, qui là écoutoit sur les murs, et lui dit ainsi comme en devant tout ce qu’elle avoit vu et ouï, et que pour Dieu il fût sur sa garde et allât voir à la porte de Gand comment les compagnons qui la gardoient se maintenoient ; et que briévement il y auroit des Gantois assez près de là. « Je m’en revais, dit la bonne femme, je n’ose plus demeurer ; je vous avise de ce que j’ai vu et ouï ; ayez sur ce avis : je ne retournerai plus pour celle nuit. » Atant se départit la bonne femme, et l’homme demeura qui ne mit pas en non chaloir ces paroles, mais s’en vint à la porte de Gand, où les gardes veilloient, et là les trouva jouans aux dés, et leur dit : « Seigneurs, avez-vous bien fermé vos portes et vos barrières ? Une femme est venue à moi deux fois et m’a dit ainsi. » Lors leur dit tout ce que la femme lui avoit dit. Ils répondirent : « Oil ; en mal étrenne et en male nuit soit la femme entrée, quand elle nous travaille à celle heure ; ce sont ses vaches et ses veaux qui sont déliés ; si cuide maintenant que ce soient Gantois qui voisent par les champs. Ils n’en ont nulle volonté. »

Entrementes que ces paroles étoient du connétable du gait aux gardes de la porte, François Acreman et ses compagnons faisoient leur fait et étoient avalés dedans les fossés où il n’avoit point d’eau ; car on les avoit pêchés en celle semaine ; et avoient rompu et coupé un petit de palis qui étoient au devant du mur ; et là dressèrent leurs échelles et entrèrent en la ville, et allèrent tout droit sur le marché, sans sonner mot jusques à tant que eux tous y furent. Et là trouvèrent-ils un chevalier qui s’appeloit messire Jean Florent de Heule, lieutenant du capitaine, lequel faisoit le gait, et environ trente hommes de la ville de-lez lui. Sitôt que les Gantois entrèrent sur la place de la ville, ils crièrent : « Gand ! Gand ! » et férirent au gait ; et là fut mort messire Florent et tous ceux qui de-lez lui étoient. Ainsi fut Audenarde prise.

Vous devez savoir que ceux et celles qui dormoient en leurs lits, dedans Audenarde, furent moult ébahis quand ils ouïrent crier ce cri et ils virent leur ville prise et emblée ; et si n’y pouvoient remédier ; car on leur brisoit leurs maisons à force et les occioit-on là dedans ; ni nul n’y mettoit défense, ni ne pouvoit mettre ; car ils étoient pris soudainement sur un pied, parquoi il n’y avoit point de recouvrer. Si se sauvoit qui sauver se pouvoit, et se partoient les hommes tout nuds et vuidoient leurs maisons et laissoient tout et se mettoient hors par l’Escaut et par les fossés de la ville : ni riches hommes n’emportoient du leur rien ; mais tous heureux qui sauver et qui échapper pouvoient. Si en y ot celle nuit grand’foison de morts et de perdus et de noyés en l’Escaut, qui s’es hidoient et qui sauver se vouloient. Ainsi alla de celle avenue.

Quand ce vint au matin et que les Gantois virent que ils étoient seigneurs de la ville, ils mirent tout hors, femmes et enfans, et les envoyèrent toutes nues en leurs chemises ou ès plus povres et petits habits qu’elles eussent. Ainsi s’en vinrent-elles à Tournay ; et les hommes qui échappés étoient à Mons, à Condé, à Ath, ou à Valenciennes, ou à Tournay, ou là où le mieux pouvoient.

Ces nouvelles s’épandirent en moult de lieux comment Audenarde étoit prise : si en furent très grandement réjouis à Gand ; et dirent les Gantois que François Acreman avoit fait une haute et grande emprise, et qu’on lui devoit bien compter et tourner à grand’vaillance. Si demeura François Acreman, capitaine d’Audenarde, et y conquit moult grand avoir, et de belles pourvéances grand’foison qui bien vinrent à point à ceux de Gand, blés, avoines et vins ; et fut tout acquis à eux tout l’avoir qui étoit de Flandre, de France et de Tournay : mais tout ce qui étoit de Hainaut fut sauvé ; ni oncques ils n’en levèrent rien ni prirent que tout ne payassent bien volontiers.