Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 286-287).

CHAPITRE CCXIV.


Comment Aymerigot Marcel et ses gens prindrent le chastel de Mercuer en Auvergne ; et comment il le rendit par composition.


En celle propre semaine avint aucques une telle emprise en Auvergne, où les Anglois tenoient plusieurs chasteaux marchissans à la terre du comte Dauphin d’Auvergne et de l’évêque de Saint-Flour et de Clermont. Et pour ce que les compagnons qui les forteresses tenoient, savoient bien que le pays d’Auvergne étoit vuids de gens d’armes, car les chevaliers et les barons étoient tous ou en partie avec le roi de France en ce voyage de Flandre, se mettoient-ils en peine de prendre et d’embler et d’écheller forteresses. Et avint que Aymerigot Marcel, capitaine d’Aloise, un fort chastel à une lieue de Saint-Flour, cueillit de ses compagnons, et se partit de son fort à un ajournement, lui trentième tant seulement ; et s’en vinrent chevaucher à la couverte devers la terre du comte Dauphin. Et avoit cil Aymerigot jeté sa visée à prendre et écheller le chastel de Mercuer dont le comte Dauphin porte les armes ; et s’en vinrent par bois et par divers pays Aymerigot et ses gens loger de haute heure en un petit bosquetel, assez près du chastel de Mercuer, et là se tinrent jusques au soleil esconsant, que le bétail et ceux du chastel furent tous rentrés dedans.

Entrementes que le capitaine, que on appeloit Girauldon Buffiel, et ses gens séoient au souper, ces Anglois qui étoient tous pourvus de leur fait et d’échelles, dressèrent leurs échelles et entrèrent dedans tout à leur aise. Ceux même du chastel alloient à celle heure parmi la cour ; si commencèrent à crier quand ils virent ces gens entrer au chastel par les murs, et à dire : « Trahi ! trahi ! » Et quand Girauldon en ouït la voix, il n’ot plus de recours pour lui sauver que par une fausse voie que il savoit, qui entroit par sa chambre en une grosse tour qui étoit garde de tout le chastel. Tantôt il se trait celle part ; et prit les clefs du chastel et les emporta avecques lui et s’enclost là dedans, entrementes que Aymerigot et les siens entendoient à autre chose. Quand ils virent que le chastelain leur étoit échappé et retrait en la grosse tour qui n’étoit pas à prendre par eux, si dirent que ils n’avoient rien fait. Si se repentoient grandement de ce que ils s’étoient là enclos, car ils ne pouvoient hors issir par la porte. Adonc s’avisa Aymerigot et vint à la tour parler au chastelain, et lui dit : « Girauldon, baille-nous les clefs de la porte du chastel, et je t’ai en convenant que nous sauldrons hors sans faire nul dommage au chastel. » — « Voire, dit Girauldon ; si emmeneriez mon bétail où je prends toute ma chevance. » — « Çà mets ta main, dit Aymerigot, et je te jurerai que tu n’y auras nul dommage. »

Adonc le fol et le mal conseillé, par une petite fenêtre qui étoit en l’huis de la tour, lui bailla sa main pour faire jurer sa foi. Sitôt que Aymerigot tint la main du chastelain, il la tira à lui et l’estraindi moult fort, et demanda sa dague, et dit et jura que il lui attacheroit la main à l’huis, si il ne lui délivroit tantôt les clefs de là dedans. Quand Girauldon se vit ainsi attrapé, si fut tout ébahi, et à bonne cause ; car si Aymerigot n’eût tantôt eu les clefs, ne l’eût nient déporté que il ne lui eût mis et attaché la main à l’huis. Si délivra de l’autre main les clefs ; car elles étoient de côté lui. « Or regardez, dit Aymerigot à ses compagnons quand il tint les clefs, si j’ai bien sçu décevoir ce fol ; je en prendrois bien assez de tels. » Adonc ouvrirent-ils la tour et en furent maîtres, et mirent hors le chastelain sans autre dommage et toutes les maisnies du chastel.

Nouvelles vinrent à la comtesse Dauphine, qui se tenoit en une bonne ville et fort chastel à une petite lieue de là que on appelle Ardes, comment le chastel de Mercuer étoit conquis des Anglois. Si en fut la dame toute ébahie, pourtant que son seigneur le Dauphin n’étoit point au pays ; et envoya tantôt en priant aux chevaliers et écuyers qui étoient au pays que ils lui voulsissent venir aider à reconquerre son chastel. Les chevaliers et les écuyers, quand ils sçurent ces nouvelles, vinrent tantôt devers la dame ; et fut mis le siége devant le chastel ; mais les Anglois n’en faisoient compte et le tinrent quinze jours. Là en dedans fit la dame traiter à eux ; si s’en partirent ; mais au rendre le chastel, Aymerigot ot cinq mille francs tous appareillés et puis si s’en ralla en sa garnison.

D’autre part ceux de Caluset, dont Perrot le Biernois étoit capitaine, faisoient moult de maux là environ en Auvergne et en Limousin ; et tenoient en ce temps les Anglois en celle frontière de Rouergue, d’Auvergne, de Quersin et de Limousin plus de soixante forts châteaux, et pouvoient bien aller et venir de fort en fort jusques à Bordeaux ; et la plus grand’garnison qui se tenoit et étoit ennemie au pays, c’étoit Mont-Ventadour, un des plus forts châteaux du monde ; et en étoit souverain capitaine un Breton qui s’appeloit Geuffroy Tête-Noire. Ce Geuffroy étoit très mauvais homme et crueulx, et n’avoit pitié de nullui, car aussi bien mettoit-il à mort un chevalier ou un écuyer, quand il le tenoit pris, comme il faisoit un vilain ; et ne faisoit compte de nullui, et se faisoit cremir si fort de ses gens que nuls ne l’osoient courroucer ; et tenoit bien en son chastel quatre cens compagnons à gages ; et trop bien les payoit de mois en mois, et tenoit tout le pays d’autour de lui en paix ; ni nul n’osoit chevaucher en sa terre, tant étoit-il resoigné. Et dedans Mont-Ventadour il avoit les plus belles pourvéances et les plus grosses que nul sire pût avoir, halles de draps de Bruxelles et de Normandie, halles de pelleterie et de mercerie et de toutes choses qui leur besognoient ; et les faisoit vendre par ses gens en rabattant sur leurs gages. Et avoit ses pourvéances de fer, d’acier, d’épiceries et de toutes autres choses nécessaires aussi plantureusement que si ce fût à Paris ; et faisoit guerre aussi bien à la fois aux Anglois comme aux François, afin qu’il fût plus resoigné ; et étoit le chastel de Mont-Ventadour pourvu toujours pour attendre siége sept ans tout pleins.

Nous retournerons aux besognes de Flandre et au siége de Bourbourch.