Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXL

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 341-344).

CHAPITRE CCXL.


Comment le duc de Bourgogne pardonna aux Gantois tous maléfices et rebellions ; et comment cette paix fut traitée et démentée.


Or se mirent ces deux prud’hommes ensemble, en eux découvrant de leurs besognes ; et montrèrent l’un à l’autre comment ils trouvoient leurs gens appareillés et désirans de venir à paix. Si dirent : « Il nous faut un moyen, sage homme et secret et de créance, qui notre affaire remontre à monseigneur de Flandre. » Messire Jean Delle leur chéy en la main, et tantôt l’avisèrent : et pour ce qu’il étoit hantable de la ville de Gand, si parlèrent à lui et se découvrirent féablement de leurs secrets en disant : « Messire Jean, nous avons tant fait et labouré envers ceux de nos métiers, qu’ils sont tous enclins à la paix, là où monseigneur de Bourgogne voudroit tout pardonner et nous tenir ens ès franchises anciennes dont nous sommes chartrés et bullés, et elles renouveler. » Messire Jean Delle répondit : « J’en traiterai devers lui volontiers : et vous dites bien. »

Lors se départit le chevalier de la ville et vint vers le duc de Bourgogne qui se tenoit en France de-lez le roi, et lui remontra tout bellement et sagement les paroles dessus dites ; et fit tant par beau langage que le duc s’inclina à ce qu’il y entendit volontiers. Car pour le fait dessus dit de mener le roi en Angleterre et de faire là un grand voyage et exploit d’armes, il désiroit de venir à paix à ceux de Gand : et ses consaulx, messire Guy de la Trémoille et messire Jean de Vienne, lui conseilloient ; et aussi faisoient le connétable de France et le sire de Coucy : si répondit au chevalier : « Je ferai tout ce que vous ordonnez : et retournez devers ceux qui ci vous envoient. » Adonc lui demanda le duc si François Acreman avoit été à ces traités. Il répondit : « Monseigneur, nennil ; il est gardien du chastel de Gavre, je ne sçais si ils voudroient que il en sçût rien. » — « Dites-leur, ce dit le duc, qu’ils lui en parlent hardiment ; car il ne me portera nul contraire : je sens et entends qu’il désire grandement de venir à paix et à amour à moi. » Tout ce que le duc dit, le chevalier fit ; et retourna à Gand et apporta ces deux bonnes nouvelles, tant qu’ils s’en contentèrent ; et puis alla à François Acreman au chastel de Gavre, et se découvrit de toutes ses besognes secrètement à lui. François répondit, après ce qu’il ot pensé un petit, et dit liement ; « Là où monseigneur de Bourgogne voudra tout pardonner et la bonne ville de Gand tenir en ses franchises je ne serai jà rebelle, mais diligent grandement de venir à paix. » Le chevalier se partit de Gavre et de François et s’en retourna en France devers le duc de Bourgogne, et lui remontra tout son traité. Le duc l’ouït et l’entendit volontiers ; et escripsit lettres ouvertes et lettres closes, qui furent scellées de son scel, moult douces et moult amiables à ceux de Gand adressants. Et les apporta le chevalier, et retourna en Flandre, et vint à Gand ; mais il n’avoit point les lettres adoncques avecques lui, mais il s’en fit fort à sire Roger Eurewin et à sire Jacques d’Ardembourch par lesquels la chose étoit toute demenée. Or regardez le grand péril où le chevalier et eux se mettoient ; car, si par nulle suspeccion ni par quelconque autre voie, messire Jean le Boursier ou Piètre du Bois l’eussent sçu, il n’étoit rien de leurs vies. Oncques chose périlleuse ne fut plus sagement demenée ; et Dieu proprement y ouvra.

Or dirent sire Roger Eurewin et sire Jacques d’Ardembourch à messire Jean Delle : « Vous viendrez jeudi, en cette ville, sur le point de neuf heures, et apporterez avecques vous les lettres de monseigneur de Bourgogne ; si les montrerons, si nous pouvons venir à notre entente, à la communauté de Gand et leur ferons lire ; parquoi ils y ajouteront plus de foi et de créance ; car à l’heure que nous vous disons nous serons tous seigneurs de la ville ou tous morts. Si vous oez dire, à l’entrer en la ville, que nous soyons au-dessous, vous n’y aurez que faire d’entrer, mais retournerez-vous du plutôt que vous pourrez ; car si on trouvoit les lettres sur vous, si vous aviez mille vies, si seriez-vous mort. Et si vous oez dire que nos choses soient en bon point, si venez hardiment avant, vous serez liement recueilli. » Messire Jean Delle répondit que ainsi seroit fait. Atant fina leur conseil ; et ce fut le lundi : si se départirent l’un de l’autre, et s’en alla chacun en son hôtel. Et messire Jean Delle vida la ville, tout informé et avisé de ce qu’il devoit faire. Les deux dessus nommés entrèrent en grand soin pour traire leur besogne à bon chef ; et s’ensonnièrent le mardi et le mercredi d’aller et de parler à leur plus féables amis, les doyens des métiers ; et tant firent qu’ils en orent grand’quantité de leur accord. Et avoient l’ordonnance que ce jeudi, sur le point de huit heures, ils se départiroient de leurs hôtels, la bannière du comte de Flandre en leur compagnie, et auroient un cri en criant : « Flandre au Lion ! Le seigneur au pays ! paix en la bonne ville de Gand, quittes et pardonnés tous maléfices faits ! » Oncques ne purent les dessus dits celle chose demener si sagement ni si secrètement que Piètre du Bois ne le sçût. Sitôt qu’il en fut informé, il s’en vint devers messire Jean le Boursier, le souverain capitaine pour lors de par le roi d’Angleterre, et lui dit : « Sire, ainsi et ainsi va ; Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch doivent demain, sur le point de huit heures, venir au marché, la bannière de Flandre en leurs mains, et doivent là parmi la ville crier : « Flandre au lion ! Le seigneur au pays ! paix en la bonne ville de Gand et tenue en toutes ses franchises ! et quittes et pardonnés tous maléfices faits. Ainsi serons-nous et le roi d’Angleterre, si nous n’allons au devant, boutés hors de nos juridictions. » — « Et quelle chose, dit le sire de Boursier, est bonne à faire ? » — « Il est bon, dit Piètre, que demain au matin nous nous assemblons en l’hôtel de la ville ; et faites armer toutes vos gens ; et nous en venrons fendants parmi la ville, les bannières d’Angleterre en notre compagnie, et crierons ainsi : « Flandre au Lion ! le roi d’Angleterre au pays ! paix et seigneur en la ville de Gand ! et meurent tous les traîtres ! Et quand nous serons venus au marché des denrées, ceux qui sont de notre accord se trayent avecques nous ; et là occirons-nous tous les rebelles et les traitours envers le roi d’Angleterre à qui nous sommes. » — « Je le veuil, dit le sire de Boursier, et vous avez bien visé, et ainsi sera-t-il fait. »

Or regardez si Dieu fut bien pour les deux prud’hommes dessus dits, sire Roger et sire Jacques ; car de toute celle ordonnance et de tout ce que ils devoient faire ils furent informés. Quand ils le sçurent, si ne furent-ils pas ébahis, ni point ne leur convenoit être, mais fermes et forts et tous conseillés. Le soir ils allèrent et envoyèrent devers les doyens et leurs amis, disant : « Nous devions aller au marché des vendredis à huit heures, mais il nous faut là être à sept. » Et tout ce firent-ils pour rompre le fait de Piètre du Bois. Tous s’y accordèrent, ceux qui signifiés en furent, et le firent en après savoir l’un à l’autre.

Quand ce vint le jeudi au matin, messire Jean Boursier et sa route s’en vinrent en l’hôtel que on dit la Valle, et pouvoient être parmi les archers, environ soixante ; et là vint Piètre du Bois, qui étoit espoir lui quarantième : tous s’armèrent et mirent en bonne ordonnance ; Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch s’assemblèrent sur un certain lieu où ils devoient être ; et là vint la greigneur partie des doyens de Gand. Adonc prindrent-ils les bannières du comte et se mirent à voie parmi la ville en criant : « Flandre au Lion ! le seigneur au pays ! paix à la ville de Gand ! quittes et pardonnés tous maléfices, et Gand tenue en toutes ses franchises. » Ceux qui oyoient ce cri et qui véoient les doyens de leurs métiers et les bannières du comte se boutoient en leur route et les suivoient le plutôt qu’il pouvoient. Si s’en vinrent, sur le point de sept heures au marché des vendredis, et là s’arrêtèrent, et mirent les bannières du comte devant eux ; et toujours leur venoient gens qui s’ordonnoient avecques eux.

Nouvelles vinrent à messire Jean le Boursier et à Piètre du Bois, qui étoient en la Valle et là faisoient leur assemblée, comment Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch avoient fait leur assemblée et pris le marché des vendredis. Adonc se départirent-ils et se mirent au chemin, les bannières du roi d’Angleterre en leurs mains ; et ainsi comme ils venoient ils crioient et disoient : « Flandre au Lion et le roi d’Angleterre notre seigneur au pays ! et morts tous les traitours qui lui sont ou seront rebelles ni contraires ! « Ainsi s’en vinrent-ils jusques au marché des vendredis et là s’arrêtèrent-ils et se rangèrent devant les autres ; et mistrent les bannières du roi d’Angleterre devant eux, et attendoient gens ; mais trop peu de ceux qui venoient se boutoient en leur route, ainçois se traioient devers les bannières du comte ; et tant que Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch en orent de cent les quatre vingt, et plus encore ; et fut tout le marché couvert de gens d’armes ; et tous se tenoient quoys en regardant l’un l’autre.

Quand Piètre du Bois vit que tous les doyens des métiers de Gand et toutes leurs gens se traioient devers Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch, si fut tout ébahi et se douta grandement de sa vie ; car bien véoit que ceux qui le souloient servir et incliner le fuioient : si se bouta tout quoyement hors de la presse, sans dire : « Je m’en vois. » Et se dissimula ; et ne prit point congé à messire Jean le Boursier ni aux Anglois qui là étoient, et s’en alla mucier pour doute de la mort.

Quand sire Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch virent le convenant et que presque tout le peuple de Gand étoit trait dessous leurs bannières, si en furent tous réjouis et reconfortés, et à bonne cause ; car ils connurent bien que les choses étoient en bon état et que le peuple de Gand vouloit venir à paix envers leur seigneur. Adonc se départirent-ils tous deux de là où ils étoient, une grande route de gens en leur compagnie ; et portoient les bannières de Flandre devant eux ; et la grosse route demeuroit derrière. Et s’en vinrent devers messire Jean le Boursier et les Anglois qui ne furent pas trop assurs de leurs vies quand ils les virent venir. Roger Eurewin s’arrêta devant messire Jean le Boursier et lui demanda : « Quelle chose avez-vous fait de Piètre du Bois, ni quelle est votre entente ? Nous êtes-vous amis ou ennemis ? Nous le voulons savoir. » Le chevalier répondit qu’il cuidoit Piètre du Bois de-lez lui, quand il vit qu’il étoit parti. « Je ne sais, dit-il, que Piètre est devenu ; je le cuidois encore en ma compagnie ; mais je veuil demeurer au roi d’Angleterre, mon droiturier et naturel seigneur à qui je suis, et veuil obéir, et qui m’a ci envoyé à la prière et requête de vous ; si vous en vueil souvenir. » — « C’est vérité, répondirent les dessus dits ; car si la bonne ville de Gand ne vous eût mandé vous fussiez mort ; mais pour l’honneur du roi d’Angleterre qui ci vous envoya à notre requête, vous n’aurez garde, ni tous les vôtres ; mais vous sauverons et garderons de tous dommages ; et vous conduirons et ferons conduire jusques en la ville de Calais. Si vous partez d’ici, vous et vos gens, tout paisiblement, et vous retrayez en vos hôtels, et ne vous mouvez pour chose que vous oyez ni véez ; car nous voulons être et demeurer de-lez notre naturel seigneur, monseigneur le duc de Bourgogne, et ne voulons plus guerroyer. » Le chevalier qui fut tout joyeux de celle parole répondit : « Beaux seigneurs, puisqu’il ne peut être autrement, Dieu y ait part ! et grand merci de ce que vous nous offrez et présentez. »