Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 339-341).

CHAPITRE CCXXXIX.


Comment aucuns prudbommes de la ville de Gand s’entremirent d’acquérir merci et paix à leur seigneur naturel et de finir la guerre.


Bien est vérité que le duc de Bourgogne avoit grand’imagination de faire à la saison qui retourneroit, que on compteroit l’an mil trois cent quatre vingt six, un voyage grand et étoffé, de gens d’armes et de Gennevois ; et y émouvoit le duc ce qu’il pouvoit le roi de France, qui pour ce temps étoit jeune et de grand’volonté, et ne désiroit autre chose fors qu’il pût aller voir le royaume d’Angleterre et ses ennemis. D’autre part aussi le connétable de France, qui étoit un chevalier de haute emprise et bien cru au royaume de France, et qui de sa jeunesse avoit été nourri au royaume d’Angleterre, le conseilloit tout entièrement ; et aussi faisoient messire Guy de la Trémoille et l’amiral de France.

Pour ce temps le duc de Berry étoit en Poitou et sur les marches de Limousin : si ne savoit rien de ces consaulx ni de ces emprises. Le duc de Bourgogne qui étoit en France un grand chef et le plus grand après le roi, et qui tiroit à faire ce voyage de mer, avoit plusieurs imaginations ; car bien savoit que tant que la guerre se tint en Flandre et que les Gantois lui fussent contraires, le voyage de mer ne se pourroit faire ; si étoit assez plus doux et plus enclin aux prières et aux traités de ceux de Gand. Car quoiqu’ils eussent alliances au roi d’Angleterre, et là avecques eux messire Jean le Boursier, un chevalier que le roi Richard leur avoit envoyé pour eux conseiller et gouverner, si désiroient-ils à venir à bonne paix ; car ils étoient si menés de la guerre que les plus riches et les plus notables de la ville n’étoient pas maîtres ni seigneurs du leur, mais méchans gens et soudoyers par lesquels il convenoit que ils fussent menés et gouvernés. Et bien savoient les sages que, en fin de temps, ils ne pourroient tant durer que ils ne fussent en trop grand péril d’être tous perdus. Encore s’émerveilloient les aucuns, quand ils étoient tous ensemble et ils en parloient, comment en unité ils se pouvoient si longuement être tenus : mais les aucuns savoient bien, quand ils en parloient ensemble, que l’unité qui y étoit leur venoit plus par force et cremeur que par amour ; car les mauvais et les rebelles avoient si surmonté les paisibles et les bons que nuls n’osoient parler â l’encontre de ce que Piètre du Bois voulsist mettre et porter sus. Et bien savoit celui Piètre du Bois que si ceux de Gand venoient à paix que il en mourroit ; si vouloit persévérer en sa mauvaiseté, et de paix ni de traité il ne vouloit, fors de guerre et de monteplier toujours mal. On n’osoit parler devant lui, ni en derrière lui où on le sçût ; car sitôt qu’il savoit quiconque en parloit, comme prud’homme ni sage homme qu’il fût, il étoit tantôt mort sans merci.

Celle guerre que ceux de Gand avoient maintenue contre leur seigneur le comte Louis de Flandre et le duc de Bourgogne avoit duré près de sept ans ; et tant de maléfices en étoient venus et descendus que ce seroit merveilles à recorder. Proprement les Turcs, les Payens et les Sarrasins s’en doutoient ; car marchandises par mer en étoient toutes refroidies et toutes perdues. Toutes les bandes de la mer, dès soleil levant jusques à soleil esconsant et tout le septentrion s’en sentoient ; car voir est que de dix et sept royaumes chrétiens les avoirs et les marchandises viennent et arrivent à l’Escluse en Flandre, et tous ont la délivrance ou au Dam ou à Bruges. Or regardez donc à considérer raison, quand les lointains s’en doutoient, si les pays prochains ne le devoient pas bien sentir. Et si n’y pouvoit nul trouver moyens de paix. Et crois, quand la paix y fut premièrement avisée, que ce fut par la grâce de Dieu et inspiration divine ; et que Dieu ouvrit ses oreilles à aucunes prières de bonnes gens et eut pitié de son peuple ; car moult de menu peuple gissoient et étoient en grand’povreté en Flandre ès bonnes villes et au plat pays par le fait de la guerre. Et comment la paix de ceux de Gand envers leur seigneur le duc de Bourgogne vint, je vous le recorderai de point en point, si comme, au commencement des haines par quoi les guerres s’émurent, je vous ai dit et causé toutes les avenues de Jean Bar, de Jean Piet, de Gisebrest Mahieu et de Jean Lyon et de leurs complices ; et je vous prie que vous y veuilliez entendre.

En la ville de Gand, pour les jours que je vous parle, messire Jean le Boursier régnant pour le roi d’Angleterre et Piètre du Bois qui lui aidoit à soutenir son fait et l’opinion des mauvais, avoit aucuns sages et prud’hommes auxquels ces dissentions et haines déplaisoient trop grandement ; et leur touchoient moult de près au cœur ; et si ne s’en osoient découvrir fors l’un à l’autre quoiement et secrètement, car si Piètre du Bois l’eût sçu, que nul fît semblant de paix avoir ni vouloir, il fût mort sans merci, comme lui et Philippe d’Artevelle firent occire sire Simon Bette et sire Gisebrest Gruthe ; et encore depuis, pour ceux de Gand tenir en cremeur, en avoient-ils maints fait mourir.

En celle saison, après ce que le roi de France ot bouté hors François Acreman de la ville du Damme, et tout ars et détruit les Quatre-Métiers, et qu’il fut retourné en France, si comme ci-dessus est dit, ceux de Gand se commencèrent à douter. Et supposoient bien les notables de la ville que, à l’été, le roi de France à puissance retourneroit devant la ville de Gand. Piètre du Bois ni ceux de sa secte n’en faisoient nul compte, et disoient que volontiers ils verroient le roi de France et les François devant leur ville ; car ils avoient si grandes alliances au roi d’Angleterre que ils en seroient bien confortés. En ce temps que je dis, avoit en la ville de Gand deux vaillans hommes sages et prud’hommes, de bonne vie et de bonne conversation, de nation et de lignage moyen, ni des plus grands ni des plus petits, auxquels par espécial déplaisoit trop grandement le différend que ils véoient et la guerre que en la ville ils sentoient envers leur naturel seigneur le duc de Bourgogne ; et ne l’osoient remontrer, pour les exemples dessus dits. L’un étoit des plus grands navieurs qui fût entre les autres, quoique les naviages en la ville de Gand, la guerre durant, ne valoient rien ; et s’appeloit sire Roger Eurewin : et l’autre étoit boucher, le plus grand de la boucherie et qui le plus y avoit de voix, de lignage et d’amis ; et l’appeloit-on sire Jacques de Ardembourch.

Par ces deux hommes fut la cause premièrement entamée, avecques ce que un chevalier de Flandre, qui s’appeloit messire Jean Delle, sage homme et traitable y rendit grand’peine ; mais sans le moyen des dessus dits, il ne fût jamais entré ens ès traités ni venu : aussi ne fussent tous les chevaliers de Flandre ; c’est chose possible à croire. Ce messire Jean Delle étoit de plusieurs gens bien aimé en la ville de Gand ; et y alloit et venoit à la fois quand il lui plaisoit, ni nul soupçon on n’en avoit ; ni aussi à nullui, au commencement, de guerre ni de paix il ne parloit, ni n’eût osé parler si les mouvemens ne fussent premièrement issus des dessus dits sire Roger Eurewin et sire Jacques d’Ardembourch. Et la manière comment ce fut je la vous dirai.

Ces deux bourgeois dessus nommés prenoient grand’déplaisance au trouble que ils véoient au pays de Flandre, et tant que ils en parlèrent ensemble ; et dit Roger à Jacques : « Qui pourroit mettre remède et attrempance entre la ville dont nous sommes de nation, qui gît en dur parti, et monseigneur de Bourgogne, notre naturel seigneur, ce seroit grand’aumône, et en auroient ceux qui ce feroient grâce à Dieu et louange au monde ; car le différend et le trouble n’y sont pas bien séants. » — « Vous dites voir, Roger, répondit Jacques ; mais c’est dur et fort à faire ; car Piètre du Bois est trop périlleux : si n’ose nul mettre avant paix, amour ni concorde pour la doutance de lui ; car là où il le sauroit on seroit mort sans merci ; et jà en ont été morts tant maints prud’hommes qui pour bien en parloient et ensonnier vouloient, si comme vous savez. » — « Adonc, dit Roger, demeurera la chose en cel état : toudis il faut que, comment que ce soit, elle ait une fin ; et par Dieu ! qui l’y pourroit mettre, oncques si bonne journée ne fut. » — « Or me montrez, dit Jacques, une voie, et je l’orrai volontiers. » Roger répondit : « Vous êtes en la boucherie un des plus notables et des cremus qui y soit ; si pourrez tout secrètement parler et remontrer votre courage à vos plus grands amis : et quand vous verrez que ils y entendront, petit à petit vous entrerez ens. Et je d’autre part, je, suis bien de tous les navieurs, et sais tant de leurs courages, que la guerre leur déplaît grandement ; car ils ont grand dommage : ce je remontrerai à aucuns : et ceux retrairont les autres et mettront en bonne voie. Et quand nous aurons ces deux métiers d’accord, qui sont grands et puissans, les autres métiers et les bonnes gens qui désirent paix à avoir s’y inclineront. » — « Or bien, répondit Jacques, j’en parlerai volontiers aux miens ; or en parlez aux vôtres. »

Ainsi fut fait comme proposé ils l’avoient ; et en parlèrent si sagement et si secrètement chacun aux siens que, par la grâce du Saint-Esprit, Jacques d’Ardembourch trouva ceux de la boucherie enclins à sa volonté : et Roger Eurewin d’autre part, par ses beaux langages, trouva aussi les navieurs qui désiroient à ravoir leur naviage[1] dont il n’étoit nulle nouvelle, car il étoit clos, tous enclins et appareillés à ce qu’il voudroit faire.

  1. Commerce par eau.