Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 300-301).

CHAPITRE CCXX.


Comment messire Geoffroy de Chargny et les François retournèrent d’Escosse ; et du danger où ils furent en Zélande, dont un écuyer au comte de Blois les délivra.


Quand messire Geoffroy de Chargny et les chevaliers et écuyers de France qui en Escosse étoient virent que les royaumes d’Escosse et d’Angleterre étoient attrévés ensemble, si prindrent congé aux barons d’Escosse, et par espécial au comte de Douglas et au comte de Mouret qui leur avoient fait très bonne compagnie. Et me semble que ces barons d’Escosse leur dirent, et aucuns autres chevaliers, ainsi que on bourde et on langage d’armes ensemble : « Seigneurs, vous avez vu la manière et condition de notre pays, mais vous n’avez pas vu toute la puissance. Et sachez que Escosse est la terre au monde que les Anglois craignent et doutent le plus ; car nous pouvons, si comme vous avez vu, entrer en Angleterre à notre aise, et chevaucher moult avant, sans nul danger de mer. Et si nous étions fors assez de gens, nous leur porterions plus de dommage que nous ne faisons. Si veuillez, quand vous serez retournés en France, tout ce dire et remontrer aux compagnons chevaliers et écuyers qui se désirent à avancer, et eux émouvoir à venir deçà pour quérir les armes. Nous vous certifions, que si nous avions jà jusques à mille lances, chevaliers et écuyers de France, avecques les bonnes gens que nous trouverions par deçà, nous ferions un si grand treu en Angleterre que il y parroit quarante ans à venir : si vous en veuille souvenir quand vous viendrez par de là. » Les compagnons répondirent que aussi feroient-ils, et que ce n’étoit pas chose que on dût mettre en oubli.

Sur ce se départirent-ils et entrèrent en mer, et prinrent et levèrent une nef qui les devoit mener à l’Escluse ; mais ils orent vent contraire quand ils furent en la mer ; et leur couvint prendre hâvre et terre en Zélande en une ville que on dit à la Brielle. Quand ils furent là venus et arrivés, ils cuidoient etre sauvement venus ; mais non furent, car les Normands avoient nouvellement couru par mer celle bande là ; et porté, si comme on disoit, aux Zélandois grand dommage. Si en furent en grand péril ces chevaliers et écuyers de France ; car, entrementes que ils se dînoient en la ville, leur nef fut tout acquise, et leurs coffres rompus et leurs armures prises ; et eux encore furent en grand péril d’étre tous occis.

À ce jour avoit en la ville un écuyer du comte de Blois, qui s’appeloit Jacques, gracieux homme et sage durement, qui les aida et conforta en toutes choses, ainsi que il apparut ; car il parla pour eux aux maîtres de la ville, et fit tant par sens et par langage que leurs choses en partie leur furent toutes restituées. Et pour les ôter du péril où il les sentoit et véoit, car bien connoissoit ces gens grandement émus sur eux, et que se ordonnoient et étoient en grand’volonté pour eux attendre sur mer, et forts assez, s’ils les pussent trouver, pour les combattre, car ils l’avoient jà signifié aux villes voisines, l’écuyer du comte de Blois leur fit celle courtoisie et leur dit tout bellement et par amour une partie du péril où ils étoient, et comment le pays étoit ému sur eux ; mais pour l’honneur de son seigneur et du royaume de France, il les en délivreroit. Et leur dit que par lui ils se laissassent ordonner et gouverner. Ils répondirent : « Volontiers. » Que fit Jacques ? Il s’en vint à un maronnier, et leva une nef pour aller où il lui plairoit, et dit qu’il avoit intention d’aller à Dourdrech. Le maronnier se aconvenança à lui. Il entra, et tous entrèrent en la nef et prindrent de premier le chemin de Dourdrech. Quand Jacques vit que il fut temps de retourner la voile et de prendre un autre chemin, si dit au maronnier : « Entendez à moi : j’ai loué à mes deniers celle nef pour faire sur ce voyage ma volonté, et pour tourner où je veuil tourner ; si tournez votre single devers Sconehove ; car je vueil aller celle part. » Les maronniers de ce faire furent tout rebelles, et dirent que ils devoient aller à Dourdrech. « Écoutez, fit Jacques, faites ce que je vueil, si vous ne voulez mourir. » Sur ces paroles n’osèrent plus les maronniers estriver, car la force n’étoit pas leur : si tournèrent leur voile tout à une fois et leur gouvernail, et singlèrent de bon vent devers la ville de Sconehove, et là vinrent sans péril, car elle est au comte de Blois. Si se rafreschirent et puis s’en partirent quand bon leur sembla, et s’en retournèrent arrière en leur pays par Brabant et par Hainaut. Ce service leur fit Jacques, écuyer de monseigneur le comte de Blois.

Quand messire Geoffroy de Chargny et messire Jean de Blasy et les chevaliers et écuyers de France qui en Escosse celle saison avoient été, furent retournés en France, si furent enquis et demandés des nouvelles et du royaume d’Escosse. Ils en recordèrent ce qu’ils en savoient et qu’ils en avoient vu et ouï dire aux barons et aux chevaliers d’Escosse. Messire Jean de Vienne, amiral de France, en parla à messire Geoffroy de Chargny ; et il lui dit tout ce que vous avez ouï. Adonc s’arrêta sus l’amiral, et aussi firent plusieurs barons de France ; et disoient ainsi ceux qui en cuidoient aucune chose savoir, que voirement par Escosse pouvoient les François avoir une belle entrée en Angleterre ; car par nature les Escots ne pouvoient aimer les Anglois. Aussi repassa messire Aymard de Marse qui poursuivit ces paroles ; car il étoit chargé du roi d’Escosse et de son conseil que il en parlât au roi et à ses oncles. Si orent les François une imagination sur ce, que, les trèves faillies, ils envoyeroient en Escosse si puissamment que pour honnir Angleterre. Et fut ce propos conclu à tenir entre le duc de Berry et le duc de Bourgogne, pour tant que ils avoient le gouvernement du royaume ; et ce plut grandement au connétable de France, mais on tint toutes ces choses en secret afin que il ne fût révélé, et que les Anglois ne s’en aperçussent.