Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 301-302).

CHAPITRE CCXXI.


Comment le seigneur d’Escornay, nonobstant les trèves, prit Audenarde d’emblée ; et du discours qui en sourdit entre le seigneur de Harselles et François Acreman ; dont le dit de Harselles en fut occis.


Vous avez ci-dessus bien ouï recorder comment François Acreman, entrementes que on étoit au voyage de Flandre devant Berghes et devant Bourbourch, prit et embla la ville d’Audenarde ; dont ceux de Tournay et des villes voisines furent moult esbahis. La garnison d’Audenarde, avant que les trèves vinssent, avoit couru tout le pays et fait moult de dommage en Tournesis. Et par espécial toute la terre au seigneur d’Escornay étoit en leur obéissance ; et avoient au Noël recueilli ses rentes et ses chapons en ses villes, dont fort déplaisoit au dit seigneur et à ses amis. Et disoit bien que quelconques trèves ni répit que il y ot entre les rois de France et d’Angleterre et les Flamands, il n’en tiendroit nulles, mais leur porteroit toujours contraire et dommage ; car ils lui avoient fait et porté, et encore faisoient et portoient, tant que il en étoit un povre homme. Et avint que le seigneur d’Escornay jeta son avis à prendre et embler Audenarde. Si en vint à son entente, parmi l’aide d’aucuns chevaliers et écuyers de France, de Flandre et de Hainaut, qui lui aidèrent à faire son fait. Et quand il escripsit devers eux et il les manda, les plusieurs ne savoient que il vouloit faire. Or celle chose advint au mois de mai, le dix-septième jour. Et sçut le sire d’Escornay par ses certains espies, que François Acreman étoit à Gand et point ne se tenoit en Audenarde, car il s’affioit sur la trève que ils avoient ensemble, les François et eux ; dont il fit folie quand il ne fut plus soigneux de garder Audenarde que il ne fut, si comme je vous dirai.

Le sire d’Escornay fit une embûche belle et grosse de quatre cens compagnons, chevaliers et écuyers et droites gens d’armes, que tous avoit priés ; et s’en vinrent bouter au bois de Lare, vers la porte de Grantmont, assez près d’Audenarde ; et là étoient messire Jean du Moulin, messire Jacques de Listrenale, messire Gilbert de Lieureghien, messire Jean Caquelan, messire Rolant de l’Espière, messire Blanchart de Calonne et le seigneur d’Astrepoule qui y fut fait chevalier. Or vous recorderai-je la manière de la devise, et comment ceux d’Audenarde furent déçus. On prit deux chars chargés de pourvéances, atout quatre charretons vêtus de grises cottes et armés dessous, et étoient hardis varlets et entreprenans. Ces charretons et leurs chars s’en vinrent tout charriant vers Audenarde, et signifièrent aux gardes que ils amenoient pourvéances de Hainaut pour avitailler la ville. Les gardes, qui n’y pensoient que à tout bien, si vont ouvrir leur porte ; et le premier char passa avant et s’arrêta sous la porte coulisse, et les autres sur le pont. Adonc s’ensonnièrent les charretons autour de leurs chars, et ôtèrent les deux mateaux où les traits sont, et les jetèrent dedans les fossés. Lors dirent les gardes aux charretons : « Pourquoi n’allez-vous avant ? » Adonc prirent les gardes les chevaux et les chassèrent avant, et les chevaux passèrent outre et laissèrent les chars tout cois, car ils étoient dételés. Adonc aperçurent les gardes que ils étoient déçus et trahis, et commencèrent à frapper après les charretons, et les charretons à eux défendre, car ils étoient bien armés dessous leurs robes, et gens de fait et d’emprise. Si occirent deux des gardes : ils furent tantôt secourus ; car le sire d’Escornay et sa route les poursuivoit fort ; et vinrent jusques à la ville. Les gardes s’enfuirent par la ville, criant : « Trahi ! trahi ! » Mais avant que la ville fût estourmie ni recueillie, ces gens d’armes entrèrent ens en occiant tous ceux que ils rencontroient et qui à défense se mettoient ; et crioient en venant sur la place : « Ville gagnée ! » Ainsi fut Audenarde reprise ; et y ot de Gantois, que morts que noyés, bien trois cens ; et y fut trouvé grand avoir qui étoit à François Acreman ; et me fut dit que il y avoit bien quinze mille francs.

Les nouvelles furent sçues en plusieurs lieux, comment Audenarde, en bonne trève, avoit été prise des François. Si en furent ceux de Gand par espécial courroucés durement : ce fut bien raison, car il leur touchoit moult de près. Et en parlèrent ensemble, et dirent que ils envoyeroient devers le duc de Bourgogne en remontrant comment, en bon répit et sûr état, Audenarde étoit reprise, et que il leur fit ravoir, ou autrement la trève étoit enfreinte. Ils y envoyèrent ; mais le duc s’en excusa, et dit que il ne s’en mêloit, et que, si Dieu lui pût aider, de l’emprise du seigneur d’Escornay il n’en savoit rien ; et dit que il lui en escriproit volontiers, ainsi qu’il fit. Il lui en escripsit, en mandant que il la voulût rendre arrière, car ce n’étoit pas honorable ni acceptable de prendre en trève et en répit ville, chastel ni forteresse. Le sire d’Escornay répondit aux lettres du duc de Bourgogne et aux messages, et dit que toujours la garnison d’Audenarde lui avoit fait guerre en trèves et hors trèves et tollu son héritage, et que à eux il n’avoit donné ni accordé nulles trèves, et que il avoit pris Audenarde eu bonne guerre, si le tiendroit jusques à ce jour que Flandre et Gand seroient tout un, comme son bon héritage, car point n’en avoit ailleurs qui ne fût tout perdu pour la guerre. Les choses demeurèrent en cel état, ni on n’en put autre chose avoir. De la petite garde François Acreman en fut grandement blâmé, et par espécial du seigneur de Harselles ; et tant que François s’en courrouça au chevalier, et en prit paroles dures et haineuses, et dit que en tous cas il s’étoit mieux acquitté envers ceux de Gand que n’étoit le dit chevalier ; et se monteplièrent les paroles entre eux deux tant que ils se démentirent. Assez tôt après le sire de Harselles fut occis ; et veulent dire les aucuns que François Acreman et Piètre du Bois le firent occire par envie.

En ce temps avoient requis les Gantois au roi d’Angleterre à avoir un gouverneur, vaillant homme et sage, qui fût du lignage et du sang du roi ; si que le roi et son conseil envoyèrent à Gand un de leurs chevaliers, vaillant homme et sage assez, pour avoir le gouvernement de la ville, lequel étoit nommé messire Jean le Boursier. Celui ot le gouvernement de Gand plus d’un an et demi.