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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 308-310).

CHAPITRE CCXXV.


Comment aucuns pillards, qui se nommaient les pourcelets de la Raspaille, faisoient moult de maux en Flandre et ailleurs ; et d’une rencontre de François et de Gantois, où les François furent déconfits ; et d’autres incidens.


Messire Jean le Boursier, qui avoit en gouvernement de par le roi Richard d’Angleterre la ville de Gand, Piètre du Bois, François Acreman et Piètre de Vintre se tenoient tout pourvus, avisés et informés que ils auroient la guerre. Si s’ordonnèrent selon ce ; et avoient, les trèves durant, grandement ravitaillé et rafreschi leur ville de pourvéances et de toutes choses nécessaires à guerre appartenans, et aussi le chastel de Gavre et tout ce qui se tenoit pour eux. En ce temps avoit une manière de gens routiers ens ès bois de la Raspaille, que on appeloit les pourcelets de la Raspaille ; et avoient en ce bois de la Raspaille fortifié une maison, tellement que on ne les pouvoit prendre ni avoir. Et étoient gens échassés de Grantmont et d’Alost et d’autres terres de Flandre, lesquels avoient tout perdu le leur, et ne savoient de quoi vivre si ils ne le pilloient et roboient partout où ils le pouvoient prendre ; et ne parloit-on alors fors des pourcelets de la Raspaille. Et siéd ce bois entre Renay et Grantmont, Enghien et Lessines ; et faisoient moult de maux en la chastellenie d’Ath et en la terre de Floberghes et de Lessines et en la terre d’Enghien. Et étoient iceux avoués de ceux de Gand ; car sous ombre d’eux ils faisoient moult de murdres, de larcins, de roberies et de pillages, et venoient en Hainaut prendre et querre les hommes en leurs lits, et les emmenoient en leurs forts de la Raspaille, et là les rançonnoient ; et avoient guerre contre tout homme puisqu’ils le trouvoient en leur avantage. Le chastelain d’Ath qui étoit pour le temps sire Beaudoin de la Mote, fit par plusieurs fois des aguets sur eux ; mais il ne les pouvoit avoir ni attraper ; car ils savoient trop de refuges. Et les ressoignoit-on tant en la frontière de Hainaut et de Brabant que nul n’osoit aller ce chemin ni ens ou pays.

Le duc de Bourgogne d’autre part avoit garni et repourvu parmi Flandre, pour la guerre que il attendoit à avoir, ses villes et ses chastels ; et étoit capitaine de Bruges le sire de Ghistelle, et de l’Escluse, messire Guillaume de Namur ; car pour ce temps il en étoit sire ; et du Dam, messire Guy de Ghistelle, et de Courtray messire Jean de Jumont, et de Yppre messire Pierre de la Nièpe ; et ainsi par toutes les villes et forteresses de Flandre y avoit gens d’armes de par le duc de Bourgogne,

En la ville d’Ardembourch pareillement se tenoient en garnison messire Guy de Pontarlier, maréchal de Bourgogne, et messire Rifflard de Flandre, messire Jean de Jumont, messire Henry d’Antoing, le sire de Montigny ; en Ostrevant, le sire de Longueval, messire Jean de Berlette, messire Pierre de Bailleul et Belle-Fourière, Philippot de Grancy, Raulin de la Folie et plusieurs autres. Et étoient bien ces gens d’armes deux cens combattans. Si se avisèrent l’un pour l’autre, et se mirent en volonté de chevaucher ens ès Quatre-Métiers et détruire celui pays ; car moult de douceurs en venoient à ceux de Gand. Si se partirent un jour tout armés et apprêtés pour faire leur emprise, et chevauchèrent celle part pour bien besogner.

Ce propre jour que les François chevauchoient, environ deux mille hommes de Gand étoient issus hors, tous apperts compagnons, desquels François Acreman étoit conduiseur et capitaine ; et se trouvèrent d’aventure ces gens d’armes de France et ces Gantois en un village. Quand ils sçurent l’un de l’autre, il convint que il y eût bataille. Là mirent les François pied à terre vaillamment et empoignèrent leurs glaives ; et approchèrent leurs ennemis ; et les Gantois eux, qui étoient grand’foison. Là commencèrent-ils à traire et à lancer l’un contre l’aatre ; et étoient sus un pas où les Gantois ne pouvoient passer à leur avantage. Là ot dure rencontre, et faites maintes grands appertises d’armes, et rués jus des uns et des autres ; et là fut messire Rifflard de Flandre très bon chevalier, et y fit plusieurs grands prouesses et de belles appertises. Et se combattoient très vaillamment chevaliers et écuyers à ces Gantois, et faire leur convenoit ; car là n’avoit nulle rançon. Finablement les Gantois étoient si grand’foison que ils obtinrent la place ; et convint les François partir et monter à cheval ; autrement ils eussent été tous perdus ; car les Gantois les efforcèrent. Et y furent morts messire Jean de Berlette, messire Jean de Bailleul et Belle-Fourière, Philippot de Grancy et Raulin de la Folie et plusieurs autres, dont ce fut dommage ; et convint le demeurant fuir et rentrer en Ardembourch, autrement ils eussent été tous morts et perdus sans recouvrer. Depuis celle aventure fut envoyé le vicomte de Meaux en garnison en Ardembourch à toute sa charge de gens d’armes : si aida à remparer et fortifier la ville de Ardembourch ; et se tenoient avecques lui plusieurs chevaliers et écuyers, lesquels étoient bien cent lances de bonnes gens d’armes. Et pour ce temps étoit messire Jean de Jumont grand baillif de Flandre, et avoit été bien deux ans en devant, lequel étoit moult cremu et ressoigné par toute Flandre, pour les prouesses et appertises que il faisoit ; et quand il pouvoit attraper des Gantois il n’en prensist nulle rançon que il ne les mist à mort, ou fît crever les yeux, ou couper les poings, ou les oreilles, ou les pieds, et puis les laissoit aller en cel état, pour exemplier les autres ; et étoit si renommé par toute Flandre, de tenir justice sans point de pitié et de corriger cruellement les Gantois, que on ne parloit d’autrui en Flandre que de lui.

Ainsi par toutes terres étoit en ce temps le monde en tribulation et en guerre, tant entre le roi de France et le roi d’Angleterre, comme entre le roi Jean de Castille et celui de Portingal ; car là étoit la guerre renouvelée ; et étoit madame d’Anjou, qui s’escripsoit roine de Naples et de Jérusalem, venue en Avignon devers le pape, et tenoit son hôtel, et son fils le roi Louis avecques li, qui s’appeloit roi de Sicile ; car son père l’avoit conquis ; et avoit intention la roine de Naples de faire guerre en Provence, si les Provençaux ne la reconnoissoient à dame et ne venoient en son obéissance. Et jà étoit messire Bernard de la Salle entré en Provence, et y faisoit guerre pour elle. Et se tenoit pour le temps le sire de Coucy en Avignon, car bien quinze semaines y fut au lit d’une chute de cheval, dont il eut la jambe durement mésaisée. Quand il fut guéri, il visitoit souvent la roine et la reconfortoit, ainsi que bien faire le savoit. Et attendoit la roine le duc de Berry, qui s’étoit mis au chemin et s’en venoit en Avignon pour parler au pape et pour aider sa belle-sœur la roine ; car le roi de France et ses oncles envoyoient messire Louis de Sancerre, maréchal de France, en Provence atout cinq cens hommes d’armes pour guerroyer les Provençaux, si ils ne venoient à obéissance. Les aucuns y étoient venus, et non pas tous ; mais toutefois la cité de Marseille et la greigneur partie de Provence se rendoient à la roine : mais la cité d’Aix en Provence et Tarascon et aucuns chevaliers du pays ne s’y vouloient rendre ; car ils disoient que elle n’y avoit nul droit de challenger ni demander la comté de Provence jusques adonc qu’elle seroit paisiblement reçue à dame, et son fils reçu à roi de Pouille, de Calabre, de Naples et de Sicile ; et quand elle en montreroit possession paisible, toute Provence obéiroit à elle, et ce seroit raison.

Ens ès guerres de par de là faisoient guerre pour elle le comte de Conversan contre Charles de la Paix et les Napolitains : et si faisoit messire Jean de Luxembourch son fils. Et de-lez la roine en Avignon, de son espécial conseil, se tenoit messire Jean de Beuil.