Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 310-311).

CHAPITRE CCXXVI.


Comment messire Galéas, duc de Milan, fit prendre par embûche messire Barnabo son oncle, lequel il fit mourir en prison pour avoir sa seigneurie.


En celle saison avint une autre incidence merveilleuse en Lombardie, et de laquelle on parla moult par le monde ; et fut du comte de Vertus[1], qui s’appeloit Galéas, à son oncle, le plus grand seigneur de lors en Lombardie, messire Barnabo. Messire Galéas[2] et messire Barnabo, qui avoient été frères et régné ensemble assez paisiblement, et gouverné fraternellement toute Lombardie ; l’un y tenoit de seigneurie neuf cités et l’autre dix : et Milan alloit au gouvernement de l’un un an, et puis retournoit l’autre an au gouvernement de l’autre. Quand messire Galéas père au comte de Vertus fut mort[3], si se éloignèrent les amours de l’oncle au neveu ; et se douta le jeune Galéas, quand son père fut mort, de son oncle, messire Barnabo, que il ne lui voulsist soustraire et tollir ses seigneuries, ainsi comme son père et son oncle avoient du temps passé tolli la seigneurie à leur frère messire Maulfe, et l’avoient fait mourir[4]. Icelui comte de Vertus s’en douta trop grandement ; et bien montra que il n’en étoit pas assuré ; toutefois du fait et de l’emprise qu’il fit il ouvra moult soubtivement, je vous dirai comment.

Messire Barnabo avoit un usage, que toute la terre de Lombardie, dont il étoit sire, il rançonnoit trop durement, et tailloit les hommes dessous lui, deux ou trois fois l’an, du demi ou du tiers de leur chevanche ; et si n’en osoit nul parler ; mal pour celui qui s’en plaignit. Messire Galéas, comte de Vertus, pour grâce acquerre et louange en toute sa terre, ne prenoit ni levoit nulles aides ni nulles tailles, ainçois vivoit de ses rentes singulièrement. Et tint celle ordonnance depuis la mort son père bien cinq ans. Et avoit telle grâce de toutes gens en Lombardie que chacun l’aimoit et disoit bien de lui, et demeuroit volontiers dessous lui ; et toutes gens disoient mal et se plaignoient couvertement de messire Barnabo ; car il ne leur laissoit rien. Avint que le comte de Vertus, qui tiroit à faire son fait et qui se doutoit trop grandement de son oncle, et jà en avoit vu aucunes apparences, si comme on disoit, fit un mandement secrètement de tous ceux où il se confortoit le plus, et dit à aucuns son entente, et non pas à tous, qu’il ne fût sçu et révélé. Et sçut une journée que messire Barnabo son oncle devoit chevaucher en ses déduits de chastel à autre. Sur cel état et ordonnance il mit sus trois embûches ; et convenoit que messire Barnabo passât du moins parmi l'une des embûches. Il étoit ordonné de le prendre vif et non pas mort, si il ne se mettoit trop grandement à défense.

Ainsi que messire Barnabo chevauchoit de ville à autre, qui nullement n’y pensoit et qui tout assuré cuidoit être, ni de son nepveu nulle doute il ne faisoit, véez-ci qu’il s’embat sur une de ces embûches, laquelle se ouvrit tantôt sur lui, et vinrent tantôt, en brochant chevaux de l’éperon et les lances abaissées. Là ot un chevalier allemand qui étoit à messire Barnabo et lui dit : « Sire, sauvez-vous, je vois sur vous venir gens de très mauvais convenant, et sont de par votre nepveu messire Galéas. » Messire Barnabo répondit que il ne se sauroit où sauver si on avoit aucune male volonté sur lui, et qu’il ne cuidoit en rien avoir forfait à son nepveu, pourquoi il lui convînt fuir. Et toujours ceux de l’embûche approchoient et venoient au plus droit que ils pouvoient, fendant parmi les champs sur messire Barnabo. Là ot ce chevalier d’Allemagne, homme d’honneur étoit et chevalier du corps à messire Barnabo ; quand il vit approcher ceux qui venoient sur son maître et seigneur, il portoit l’épée à messire Barnabo devant lui, tantôt il la trait hors du fourrel et la mit au poing de messire Barnabo ; tout ce lui virent faire ceux qui venoient pour le prendre ; et puis trait le chevalier son épée comme vaillant homme, pour lui mettre à défense. Ce ne lui valut rien ; car tantôt il fut environné, et messire Barnabo aussi ; et là fut le chevalier occis, pourtant qu’il avoit fait semblant et contenance de lui défendre ; dont messire Galéas fut depuis pour la mort trop durement courroucé. Là fut pris messire Barnabo ; oncques n’y ot défense en lui ni en ses gens, et mené en un chastel où son nepveu étoit, qui ot grand’joie de sa venue.

En ce jour aussi furent pris sa femme et ses enfans, ceux qui à marier étoient ; et les tint le sire de Milan en prison, qui prit tantôt toutes les seigneuries, villes, chastels et cités que messire Barnabo tenoit en Lombardie. Et se tenoit le pays à lui ; et demeura messire Galéas sire de toute Lombardie par la manière que je vous dis ; car son oncle mourut. Je ne sais mie de quelle mort ; je crois bien que il fut saigné au haterel, ainsi comme ils ont d’usage à faire leurs saignées en Lombardie, quand ils veulent à un homme avancer sa fin[5].

Ces nouvelles s’épandirent tantôt partout : les aucuns en furent lies et les autres courroucés ; car messire Barnabo avoit fait en son temps tant de si cruels et de si horribles faits et de piteuses justices sans raison, que trop petit de gens qui en oyoient parler le plaignoient ; mais disoient que c’étoit bien employé. Ainsi fina, ou aucques près, messire Barnabo qui en son temps avoit régné au pays de Lombardie si puissamment.

  1. Jean Galéas, qui prenait le titre de comte de Vertus, avait succédé en 1378 à son père Galéas dans le gouvernement de la moitié de la Lombardie. Il résidait à Pavie, tandis que son oncle Barnabo demeurait à Milan. J. Galéas avait reçu de son père le gouvernement des villes de Pavie, Asti, Verceil, Novare, Plaisance, Alexandrie, Bobbio, Alba, Como, Casal, Sant-Evasio, Valence et Vigevano. Barnabo possédait Lodi, Crémone, Parme, Borgo-San-Donnino, Crème, Bergameet Brescia.
  2. Père de J. Galéas, dont il est question dans ce chapitre.
  3. Il mourut le 4 août 1378.
  4. Les Visconti répandirent le bruit que leur frère aîné Matteo était mort d’épuisement à la suite de ses débauches ; mais il paraît qu’ils le firent empoisonner, par crainte que le peuple, poussé à bout par sa tyrannie, ne s’en vengeât sur eux trois à la fois.
  5. Barnabo fut arrêté le 6 mai par son neveu, qui avait prétexté un pèlerinage à la Madonna-del-Monte près de Varese. Il fut retenu en prison pendant sept mois avec ses deux fils ; après trois tentatives d’empoisonnement, il finit par succomber, le 18 décembre 1385.