Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 335-336).

CHAPITRE CCXXXVII.


Comment le roi Richard d’Angleterre fut conseillé de retourner en Angleterre ; et comment il parla fièrement à son oncle le duc de Lancastre.


Bien supposoient les oncles du roi d’Angleterre et les seigneurs, que l’amiral de France et les Escots tenoient ce chemin que ils avoient pris, et que en la marche de Galles et du Nortbonbrelande ils feroient du pis qu’ils pourroient. Si disoient entre eux les Anglois : « Nous ne pouvons faire meilleur exploit, mais que nos pourvéances soient toutes venues, que de aller ce chemin que nos ennemis sont allés, et tant les cerchier que nous les trouvons, et eux combattre. Ils ne nous peuvent par nul chemin du monde fuir ni éloigner que nous ne les ayons à notre aise et volonté. »

En ce propos étoient le duc de Lancastre et ses frères et plusieurs hauts barons d’Angleterre, et la greigneur partie de la communauté de l’ost ; et jà étoient toutes leurs pourvéances venues, tant par mer comme par terre, et le roi l’avoit mêmement, présens ses oncles, accordé et arrêté ; et tous étoient en celle volonté, quand, une nuit, le comte d’Asquesuffort qui étoit pour ce temps tout le cœur et le conseil du roi, ni le roi n’avoit nul homme où il eût parfaitement fiance fors en lui, détourna et déconseilla tout. Je ne sais mie sur quelle entente, mais il informa le roi, si comme on sçut depuis, et lui dit : « Ha, monseigneur ! à quoi pensez-vous qui voulez faire ce chemin que vos oncles vous conseillent à faire ? Sachez que, si vous le faites ni allez aucunement, jamais vous ne retournerez ; ni le duc de Lancastre ne tire à autre chose que à ce qu’il soit roi, et que vous soyez mort. Comment vous peut ni ose-t-il conseiller à aller sur l’hiver en pays que point ne connoissez et passer les montagnes de Northonbrelande ? Il y a tels trente passages et détroits que, si nous étions enclos dedans, jamais n’en serions hors fors par le danger des Escots. Nullement ne vous boutez en ce danger ni péril, pour chose que on vous ait dit. Et si le duc de Lancastre y veut aller, si y voise lui et sa charge ; car jà, par mon conseil, vous n’y entrerez : vous en avez assez fait pour une saison. Oncques le bon roi Édouard votre tayon, ni monseigneur le prince votre père, ne furent si avant en Escosse comme vous avez été à celle fois ; si vous doit bien suffire. Gardez votre corps ; vous êtes jeune et à venir ; et tel vous montre beau semblant qui vous aime moult petit. » Le roi d’Angleterre entendit aux paroles de ce comte dessus nommé si parfaitement que oncques puis ne lui purent issir hors de la tête, si comme je vous dirai ci-après ensuivant.

Quand ce vint au matin, les seigneurs d’Angleterre et leurs gens s’ordonnoient au partir et tenir le chemin de Galles pour là aller devant Carlion ou ailleurs combattre les François et les Escots, ainsi que le soir devant ils avoient en conseil eu, proposé et arrêté ; et vint le duc de Lancastre devers son neveu le roi, qui rien ne savoit de ce trouble. Quand le roi le vit, qui étoit en sa mélancolie et yreux pour l’information dessus dite, si lui dit tout acertes : « Oncle de Lancastre, vous ne venrez pas encore à votre entente. Pensez-vous que pour vos paroles nous nous veuillions perdre ni nos gens aussi ? Vous êtes trop oultrageux de nous conseiller follement, et plus ne croirai ni vous ni vos consaulx ; car en ce je y vois plus de dommage et de péril que de profit, d’honneur ni d’avancement pour nous et pour nos gens. Et si vous voulez faire le voyage que vous nous mettez avant, si le faites, car point ne le ferons ; ainçois retournerons-nous en Angleterre ; et tous ceux qui nous aiment si nous suivent. »

Adonc dit le duc de Lancastre : « Et je vous suivrai ; car vous n’avez homme de votre compagnie qui tant vous aime comme je fais, et mes frères aussi ; et si nul vouloit dire ni mettre outre, excepté votre corps, que je voulsisse autre chose que bien à vous et à vos gens, j’en baillerois mon gage. » Nul ne releva celle parole. Et le roi se tut et parla à ceux qui le servoient d’autres paroles, en lui ordonnant pour retourner en Angleterre le chemin qu’il étoit venu. Et le duc de Lancastre se départit du roi pour l’heure, tout mérencolieux ; et retourna entre ses gens, et fit nouvelles ordonnances ; car au matin ils cuidoient poursuir les François et les Escots jusques en Galles : mais non firent, ainçois se mirent tous au retour vers Angleterre. Or regardez comment le comte d’Asquesuffort, qui étoit pour le temps tout le cœur du roi, rompit ce voyage. Et bien disoient les aucuns seigneurs que le roi étoit mal conseillé, au cas qu’il avoit toutes ses pourvéances avecques lui, de ce qu’il ne poursuivoit les Escots jusques en Galles[1] ; car toujours en faisant chemin rapprochoit-il Angleterre. Et les autres qui ressoignoient la peine, tout considéré, disoient que non, et qu’il faisoit, pour si grand ost comme ils étoient, trop dur chevaucher sur le temps d’hiver à passer les montagnes entre Northonbrelande et Galles, et que plus y pouvoit-on perdre que gagner à faire ce voyage.

  1. Galloway.