Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 333-335).

CHAPITRE CCXXXVI.


Comment l’amiral de France et les Escots se déconseillèrent de combattre les Anglois. Comment ils entrèrent en Galles et ardirent le pays ; et les Anglois par semblable en Escosse.


Or s’avancèrent ces osts du roi d’Angleterre où bien avoit sept mille hommes d’armes et soixante mille archers. Ni rien n’étoit demeuré derrière ; car on disoit parmi Angleterre que messire Jean de Vienne les combattroit. Et voirement en étoit-il en grand’volonté, et le disoit aux barons d’Escosse par telles manières : « Seigneurs, faites votre commandement le plus grand que vous pourrez ; car si les Anglois viennent si avant que jusques en Escosse, je les combattrai. » Et les Escots répondirent de premier : « Dieu y ait part. » Mais depuis orent-ils autre avis.

Tant exploitèrent les osts du roi d’Angleterre que ils passèrent Durem et le Neuf-Chastel[1] et la rivière du Thin et toute la Northonbrelande ; et vint le roi en la cité de Bervich, de laquelle messire Mathieu Rademen étoit capitaine, qui reçut le roi liement, car la cité étoit à lui. Guères ne séjourna le roi à Bervich quand il passa outre, et tout l’ost ; et passèrent la rivière de Tuide qui vient de Rosebourch et d’amont des montagnes de Northonbrelande[2] ; et s’en vint l’avant-garde loger en l’abbaye de Mauros. Oncques en devant, par toutes les guerres d’Escosse et d’Angleterre, celle abbaye n’avoit eu nul dommage ; mais elle fut adonc toute arse et exillée ; et étoit l’intention des Anglois que, ainçois que ils rentrassent en Angleterre, ils détruiroient toute Escosse, pour la cause de ce qu’ils s’étoient fortifiés en celle saison des François.

Quand l’amiral de France sçut les nouvelles que le roi d’Angleterre et les Anglois avoient passé la rivière du Thin et celle aussi de la Tuide, et qu’ils étoient à la Morlane et entrés en Escosse, si dit aux barons d’Escosse : « Seigneurs, pourquoi séjournons-nous ici ? Que ne nous mettons-nous en lieu pour voir et aviser nos ennemis et eux combattre ? On nous avoit informés, ainçois que nous vinssions en ce pays, que si vous aviez mille lances ou environ de bonnes gens de France, vous seriez forts assez pour combattre les Anglois : je me fais fort que vous en avez bien mille et plus, et cinq cens arbalêtriers ; et vous dis que les chevaliers et écuyers qui sont en ma compagnie sont droites gens d’armes et fleur de chevalerie, et point ne fuiront, mais attendront l’aventure telle que Dieu la nous voudra envoyer. »

À ces paroles répondirent les barons d’Escosse, qui bien connoissance avoient des Anglois et de leur puissance, et qui nulle volonté n’avoient de combattre : « Par ma foi ! monseigneur, nous créons bien que vous et les vôtres sont toutes gens de fait et de vaillance ; mais nous entendons que toute Angleterre est vuidée pour venir en ce pays ; ni oncques ne se trouvèrent les Anglois tant de gens ensemble comme ils sont ores ; et nous vous mettrons bien en tel lieu que vous les pourrez bien voir et aviser ; et si vous conseillez qu’ils soient combattus, ils n’en seront jà de par nous refusés, car voirement toutes les paroles que vous avez dites et mises avant, avons-nous dites. » — « De par Dieu ! dit l’amiral, et je le veuil. »

Depuis ne demeura mie longuement que le comte de Douglas et les autres barons d’Escosse menèrent l’amiral de France sus une forte montagne en leur pays ; au dessous avoit un pas par où il convenoit passer les Anglois leur cariage et tout l’ost. De celle montagne où l’amiral étoit, et grand’foison de chevalerie de France en sa compagnie, virent-ils tout clairement les Anglois et leur puissance : si les avisèrent au plus justement qu’ils purent, et les nombrèrent à six mille hommes d’armes, et bien, que archers que gros varlets, à soixante mille. Si dirent en eux-mêmes, tout considéré, que ils n’étoient pas assez gens pour eux combattre ; car des Escots ils ne se trouvoient point mille lances et autant de leur côté, et environ trente mille hommes des autres gens et moult mal armés. Si dit l’amiral au comte de Douglas et au comte de Mouret : « Vous avez raison de non vouloir combattre ces Anglois ; mais avisez-vous que vous voudrez faire ; ils sont bien si forts que pour chevaucher parmi votre pays et du tout détruire ; et puisque combattre ne les pouvons, je vous prie que vous me menez, parmi votre pays et parmi chemins non hantés, en Angleterre ; si leur ferons guerre à l’autre part, ainsi comme ils nous la font ici, s’il est ainsi que ce se puist faire. » — « Oil, sire, ce répondirent les barons d’Escosse. »

Messire Jean de Vienne et les barons d’Escosse orent là conseil ensemble que ils guerpiroient leur pays et lairoient les Anglois convenir, et chevaucheroient outre, et entreroient en Galles et iroient devant la cité de Carlion, et trouveroient là assez de bon pays où ils se contrevengeroient. Ce conseil et avis, par l’accord de tous, fut arrêté entre eux. Si se trairent toutes gens d’armes à l’opposite des Anglois et prindrent les forêts et les montagnes ; et ainsi comme ils chevauchoient parmi l’Escosse, eux-mêmes détruisoient leur pays et ardoient villages et manoirs, et faisoient hommes et femmes et enfans et pourvéances retraire ès forêts d’Escosse ; car bien savoient que les Anglois ne les iroient jamais là quérir ; et passèrent tout à travers leurs pays. Et s’en alla le roi, pourtant qu’il n’étoit pas en bon point pour chevaucher, en la Sauvage Escosse, et là se tint toute la guerre durant, et en laissa ses gens convenir. Si passèrent les François et les Escots les montagnes qui sont à l’encontre du pays de Northonbrelande et d’Escosse, et entrèrent en la terre de Galles[3], et commencèrent à ardoir le pays et les villages, et à faire moult de desrois en la terre de Montbray qui est au comte de Nottinghen et en la comté de Staffort et en la terre du baron de Griscop et du seigneur de Moussegrave, et prindrent leur chemin par terres et pays pour venir devant la cité de Carlion.

Entrementes que l’amiral de France, et ceux qui en sa compagnie étoient, le comte de Grant-Pré, le sire de Vodenay, le sire de Sainte-Croix, messire Geoffroy de Chargny, messire Guillaume de Vienne, messire Jacques de Vienne seigneur d’Espaigny, le sire de Haez, le sire de Moreuil, messire Waleran de Raineval, le sire de Beausault, le sire de Waurin, messire Perceval d’Ayneval, le baron d’Ivry, le baron de Fontaines, le sire de Rivery, messire Bracques de Bracquemont, le seigneur de Landury et bien mille lances de barons, de chevaliers et d’écuyers de France et les seigneurs d’Escosse et leurs gens ardoient et chevauchoient en Northonbrelande entre ces montagnes, et alloient ardant et exillant villes, manoirs et pays sur les frontières de Galles. Aussi étoient le roi d’Angleterre et ses oncles et les barons et chevaliers d’Angleterre et leurs routes entrés en Escosse, et ardoient et pilloient d’autre part ; et s’en vinrent le rois et les Anglois loger a Haindebourch, la souveraine cité d’Escosse, et là fut le roi cinq jours. À son département elle fut toute arse que rien n’y demeura[4] ; mais le chastel n’ot garde, car il est bel et fort, et si étoit bien gardé. En ce séjour que le roi Richard fit en Haindebourch les Anglois coururent tout le pays d’environ et y firent moult de desrois ; mais nullui n’y trouvèrent ; car tout avoient retrait ens ès forts et ens ès grands bois, et là chassé tout leur bétail.

En l’ost du roi d’Angleterre avoit plus de cent mille hommes et bien autant de chevaux ; si leur convenoit grands pourvéances ; car nulles n’en trouvoient en Escosse ; mais d’Angleterre leur en venoient grand’foison par mer et par terre. Si se départirent le roi et les seigneurs de Haindebourch, et chevauchèrent vers Donfremelin, une ville assez bonne, où il y a une belle et assez grosse abbaye de noirs moines ; et là sont ensepvelis par usage les rois d’Escosse. Le roi d’Angleterre se logea en l’abbaye, car ses gens prirent la ville, ni rien ne leur dura. À leur département elle fut toute arse, abbaye et ville, et puis cheminèrent outre vers Estrumelin ; et passèrent au dessus d’Estrumelin la rivière de Tay[5] qui cuert à Saint-Jean-Ston.

Au chastel d’Estrumelin ot grand assaut ; mais ils n’y conquirent rien, ainçois ot de leurs gens morts et blessés assez. Si s’en partirent et ardirent la ville et toute la terre au seigneur de Versy, et cheminèrent outre.

L’intention du duc de Lancastre et de ses frères et de plusieurs barons et chevaliers d’Angleterre étoit telle qu’ils passeroient tout parmi Escosse et poursuivroient les François et les Escots ; car bien étoient informés par leurs coureurs que ils avoient pris le chemin de Galles pour aller vers la cité de Carlion, et les mèneroient si avant que ils les enclorroient entre Escosse et Angleterre, et par ainsi les auroient-ils à leur avantage, ni jamais ne retourneroient que ils ne fussent morts ou pris, mais que leurs pourvéances fussent venues. À ce conseil se tenoient-ils entre eux et l’avoient arrêté. Si couroient leurs gens à leur volonté parmi Escosse, ni nul ne leur alloit au devant ; car le pays étoit tout vuis de gens d’armes qui étoient avecques l’amiral de France. Et ardirent les Anglois la ville de Saint-Jean-Ston en Escosse, où la rivière du Tay cuert, et y a un bon port pour aller partout le monde ; et puis la ville de Dondie ; et n’épargnoient abbayes ni moûtiers : tout mettoient les Anglois en feu et en flambe ; et coururent jusques à Abredane les coureurs et l’avant-garde, laquelle cité siéd sur mer et est à l’entrée de la sauvage Escosse ; mais nul mal n’y firent. Si en furent ceux du lieu assez effréés ; et cuidèrent bien avoir l’assaut et que le roi d’Angleterre y dût venir.

Tout en telle manière que les Anglois se demenoient en Escosse se demenoient les François et les Escots en Angleterre en la marche de Northonbrelande et de Galles ; et ardirent et exillièrent un grand pays au département de Northonbrelande en entrant en Galles, que on dit Wesmelant[6]. Et passèrent parmi la terre du baron Graiscop et du baron de Clifford ; et ardirent en cette marche-là en cheminant plusieurs gros villages où nul homme de guerre n’avoit oncques mais été, car le pays étoit tout vuis de gens d’armes ; car tous étoient en la chevauchée du roi, si ne leur alloit nul au devant. Et firent tant qu’ils vinrent devant la cité de Carlion en Galles, laquelle étoit bien fermée de portes, de murs, de tours et de bons fossés ; car jadis le roi Artus[7] y séjournoit plus volontiers que ailleurs, pour les beaux bois qui y sont environ, et pour ce que les grands merveilles d’armes y avenoient.

En la cité de Carlion étoient en garnison messire Louis Clifford frère au seigneur, messire Guillaume de Neufville, messire Thomas Mousegrave et son fils, David Houlegrave, messire d’Angousse et plusieurs autres qui étoient des marches et frontières de Galles, car la cité de Carlion en est la clef. Et bien leur besogna qu’il y eût gens d’armes pour la garder ; car quand l’amiral de France et ses gens furent venus devant, il la fit assaillir par grand’ordonnance, et y ot assaut dur et fier ; et aussi ils étoient gens dedans de grand’défense ; et là furent faites devant Carlion plusieurs grands appertises d’armes.

  1. Newcastle est situé sur la Tyne, entre Berwick et Durham, que Froissart devait placer en dernier lieu.
  2. La Tweed ne sort pas des montagnes du Northumberland, mais du comté de Peebles, autrement appelé Tweedsdale (vallée de la Tweed).
  3. Galles et Carlion sont là pour Galloway et Carlisle.
  4. Waiter Bower, dans la continuation du Scoti-Chronicon de Jean de Fordun, dit que l’église de Saint-Gilles d’Édimbourg fut consumée par cet incendie.
  5. Le Tay coule en effet à Perth, mais à une assez grande distance de Slirling, et dans une autre direction.
  6. Westmoreland.
  7. Voyez ce que j’ai dit sur cette erreur de Froissart, p. 24, note 2, du Ier vol. de cette édition.