Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 147-148).

CHAPITRE CIV.


Comment, par le conseil des princes d’Angleterre, le comte de Cantebruge fut élu pour envoyer en Portingal, avec grand’puissance de gens, en l’aide du roi.


Quand le comte de Bouquinghen fut venu à Londres, ceux de la cité lui firent bonne chère. Si s’en allèrent devers le roi qui étoit à Wesmoutier, et ses deux oncles de-lez lui, le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge ; et avoit le chevalier de Portingal en sa compagnie, pour lequel il parla premièrement au roi et à ses frères. Quand le roi et les seigneurs dessus nommés en eurent la connoissance, ils en firent grand semblant de joie et l’honorèrent forment ; et présenta ses lettres au roi. Le roi les lut, présens ses oncles. Or devez savoir que le roi ne faisoit rien sans le conseil de ses oncles ; car pour ce temps il étoit encore moult jeune. Si fut le chevalier demandé et examiné, pour tant que il avoit apporté les lettres de créance, sur quel état il étoit issu hors de Portingal et venu en Angleterre. Il leur répondit bellement et sagement, selon la prémisse que vous avez ouïe ci-dessus. Et quand les dits seigneurs l’eurent bien entendu, ils répondirent et dirent : « Grands mercis à notre beau cousin le roi de Portingal, quand si avant il se boute en nos besognes, que il en fait guerre à notre adversaire ; et ce que il requiert, c’est requête raisonnable ; si sera aidé hâtivement ; et aura le roi avis comment il en ordonnera. » Adonc n’y eut plus parlé. Le chevalier étranger, pour l’amour des nouvelles que il avoit apportées, plaisans au duc de Lancastre et au comte de Cantebruge, fut festié et dîna de-lez le roi, et puis demeura-t-il là environ quinze jours, aux octaves de la Saint-George, dont le roi d’Angleterre et ses oncles avoient festié la fête dedans le chastel de Windesore. Et là fut messire Robert de Namur, lequel étoit allé voir le roi et relever ce qu’il tenoit de lui en Angleterre ; et là furent les parlemens et consaulx d’Angleterre assignés à être à Londres, c’est à entendre, au palais de Wesmoustier ; je vous dirai pourquoi : tant pour les besognes de Portingal, qui étoient freschement venues, que pour les Escots ; car les trêves failloient entre eux et les Anglois le premier jour de l’an[1]. Si eurent là les prélats et les barons d’Angleterre grands consaux ensemble comment ils pourroient de ces deux choses ordonner ; et étoient en estrif d’envoyer le duc de Lancastre en Portingal ; et disoient que ce étoit un grand et loin voyage pour lui, et que si il y alloit on s’en pourroit bien repentir ; car ils entendoient que les Escots faisoient grands appareils pour entrer en Angleterre. Si fut conseillé déterminéement pour le meilleur, que le duc de Lancastre, qui connoissoit la marche d’Escosse et les Escots, iroit sur les frontières d’Escosse et sauroit comment les Escots se voudroient maintenir ; car mieux s’en sauroit ensoigner du traité que nuls hauts barons d’Angleterre ; et feroient les Escots plus pour lui que pour nul autre : et le comte de Cantebruge, atout cinq cens lances et autant d’archers, feroit le voyage de Portingal. Et si le duc de Lancastre pouvoit tant exploiter aux Escots que, à l’honneur d’Angleterre, unes trèves fussent prises à durer trois ans, il pourroit bien aller, si le roi le trouvoit en son conseil, sur le mois d’août ou sur septembre, en Portingal, et renforcer l’armée de son frère. Et encore y avoit un autre point pourquoi le duc de Lancastre besognoit à demeurer en Angleterre : ce étoit pour ce que le roi d’Angleterre avoit envoyé certains messages avec le duc de Tasson[2] et l’archevêque de Ravenne, devers le roi d’Allemagne, pour avoir sa suer à femme, ou pour savoir comment il en seroit, car on en étoit en grands traités, et avoit-on été plus de un an. Si y étoient d’Angleterre l’évêque de Saint-David et messire Simon Burlé[3], pour toutes ces choses conforter au mieux que on pourroit. À ce conseil s’accordèrent le roi et tous les seigneurs ; et se départit le parlement sur cel état ; et furent nommés et escripts les barons et chevaliers qui en Portingal iroient avecque le comte de Cantebruge.

  1. Treugæ captæ tunc fuerunt usque ad Paschas duntaxat. (Vita Ricardi II à monacho quodam de Evesham, p. 21.
  2. Une procuration de la princesse Anne, 1381, donne au personnage que Froissart appelle ici duc de Tasson le nom de princeps Przenislaüs dux Teschinensis (duc de Saxe-Teschen). Dans la commission de Wenceslas il est appelé notre beau-frère (sororius). Les plénipotentiaires nommés avec le duc, de la part d’Anne, étaient Pierre de Wartenberg, chambellan de l’empereur, et Conrad Kreyger, son maître-d’hôtel.
  3. On voit, par les actes rapportés dans Rymer qu’on avait d’abord fait des démarches pour marier Richard II à Catherine, fille de l’empereur Louis de Bavière. Le plein pouvoir donné pour traiter de cette affaire est daté du 12 juin 1380 ; et sous la date du 26 décembre de la même année, on trouve un autre plein pouvoir pour traiter du mariage du même roi avec Anne, fille de l’empereur Charles IV et sœur de Wenceslas, alors régnant.