Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 146-147).

CHAPITRE CIII.


Comment le roi Jean de Castille émut guerre au roi Ferrant de Portingal, et comment le roi de France et le roi d’Angleterre y tinrent la main.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder que quand le roi Henry de Castille fut trépassé de ce siècle, et son ains-né fils D. Jean couronné à roi, et sa mouiller couronnée à roine, laquelle étoit fille du roi Piètre d’Arragon, la guerre se r’émut entre le roi Ferrant de Portingal et le roi de Castille, sur certaines occasions qui étoient entre eux deux, et principalement pour le fait des deux dames filles du roi D. Piètre, Constance et Isabelle, mariées en Angleterre, la première au duc de Lancastre, et la seconde au comte de Cantebruge. Et disoit ce roi de Portingal que on avoit à tort et sans cause déshérité ses deux cousines de Castille, et que ce n’étoit point chose à soutenir, que deux si hautes et si nobles dames fussent déshéritées de leurs héritages ; et des choses se pourroient bien tant envieillir et éloigner, que on les mettroit en oubli : par quoi les dames ne retourneroient jamais à leur droit, laquelle chose il ne vouloit point voir ni consentir, qui étoit l’un des plus prochains que elles eussent, tant pour l’amour de Dieu que pour aider à garder raison et justice, à quoi tout bon chrétien devoit entendre et être enclin. Si défia le jeune roi D. Jean de Castille, que toute Espaigne, Gallice, Castille et Séville avoient couronné, et lui fit guerre sur le titre des articles dessus dites. Le roi D. Jean se défendit grandement à l’encontre de lui, et envoya sur les frontières en ses garnisons grand’foison de gens d’armes et de géniteurs[1], et des plus stilés routiers, pour résister contre ses ennemis, tant que à ce commencement il ne perdit rien ; car il avoit de delà sage et bonne chevalerie de France avecques lui, qui le confortoient en sa guerre et conseilloient, tels que le Bègue de Villaines et messire Pierre son fils, messire Jean de Berguettes, messire Guillaume de Lignach, messire Gaultier de Passach et le seigneur de Terride, messire Jean et messire Tristan de Roye, et plusieurs autres ; qui étoient là allés depuis que le comte de Bouquinghen fut venu en Bretagne ; car le roi de France qui grands alliances et grands confédérations avoit au roi de Castille, et ont eu longuement ensemble, les y avoit envoyés. Pourquoi le roi de Portingal s’avisa que il enverroit certains messagers en Angleterre devers le roi et ses oncles, afin que il fût aidé et conforté de ses gens ; parquoi il fût fort et puissant de faire une bonne guerre aux Espaignols. Si appela un sien chevalier, sage homme et vaillant et grand traiteur, qui s’appeloit Jean Ferrand[2], et lui fit savoir et lui dit toute son entente : « Jean, vous me porterez ces lettres de créance en Angleterre, et les présenterez de par moi au roi d’Angleterre[3] ; je n’y puis envoyer plus espécial messager que vous, ni qui mieux sache mes besognes ; et me recommanderez au roi avec les lettres qui portent créance, et lui direz que je soutiens le droit de mes cousines, les héritières d’Espaigne et de Castille, ses belles antes ; et en est jà guerre ouverte à celui qui s’est bouté et mis, par la puissance de France, en leur héritage ; et je ne suis mie fort ni puissant de moi pour résister à l’encontre d’eux, ni conquerre tels héritages comme Castille, Espaigne, Séville et Gallice sont, sans son aide. Pourquoi je lui prie que il me veuille envoyer son bel oncle le duc de Lancastre, sa femme et ses filles, mes cousines, et une quantité de gens d’armes et d’archers ; et nous ferons, eux venus par deçà, bonne guerre avecque notre puissance, tant que nous recouvrerons, au plaisir de Dieu, leur héritage.» — « Monseigneur, dit le chevalier, à votre bon plaisir, je ferai votre message. »

Depuis ne demeura guères de temps que il entra dans un bon vaissel, fort assez pour faire ce voyage ; et se départit du hâvre de la cité de Lisbonne[4], et chemina tant par mer, que il arriva à Pleumoude. En celle propre heure et en ce propre jour, et de celle marée y arrivèrent le comte de Bouquinghen et aucuns de ses vaisseaux qui retournoient de Bretagne ; et vous dis que les Anglois avoient eu si grand’fortune sur mer, que ils avoient perdu trois de leurs vaisseaux chargés de gens et de pourvéances, et étoient épars par mauvais vent, et arrivèrent en grand péril en trois hâvres en Angleterre. De la venue du chevalier de Portingal fut grandement réjoui le comte de Bouquinghen, et lui fit très bonne chère, et lui demanda des nouvelles. Il lui en dit assez, tant d’Espaigne comme de Portingal. Si chevauchèrent depuis ensemble jusques à la bonne cité de Londres où le roi d’Angleterre étoit.

  1. Cavaliers armés à la légère et montés sur petits chevaux du pays, appelés genets.
  2. Fernam Lopes, dans sa chronique du roi Fernando, l’appelle Joham Fernandez d’Amdeiro, natif de la Corogne. C’était une des vingt-huit personnes que le roi Ferdinand avait été obligé, par un article de son traité de paix avec le roi Henri de Castille, de bannir de son royaume. Joham Fernandez s’était domicilié en Angleterre et était parvenu à obtenir la faveur du roi Édouard et de ses deux fils, le duc de Lancastre et le comte de Cambridge. Le roi de Portugal, ayant pris la résolution de déclarer la guerre à la Castille, fit venir en secret d’Angleterre ce Joham Fernandez et eut avec lui de longues conférences particulières (Voyez ces détails curieux dans la chronique de Fernam Lopes, p. 383 et suiv.). On trouve aussi dans le troisième volume des Fœdera de Rymer, sous la date du 23 mai 1380 un plein pouvoir donné au même personnage, appelé Joham Fernandez de Andero, pour qu’il eût à se transporter dans le Portugal, et traiter avec le roi et la reine. La ratification du traité d’alliance proposé par J. F. d’Andero, se trouve aussi dans Rymer, en langue portugaise, au 15 juillet 1380. Le duc de Lancastre est qualifié dans ces actes de roi de Castille et de Léon.
  3. Richard II, alors régnant.
  4. Il partit de Porto.